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Le Monde, le 09/10/2019
Par Nicolas Bourcier
RÉCIT
Les frères Altan, fils du premier député communiste du pays, ont été accusés par le régime du président Recep Tayyip Erdogan d’avoir participé au putsch de 2016. L’aîné, Ahmet, toujours en détention, est englué dans un parcours judiciaire kafkaïen.
C’est son frère Ahmet qui l’a appelé. « Mehmet, on a de la visite, ouvre ta porte. » Sur le palier, une dizaine de policiers de la brigade antiterroriste, en tenue d’intervention, sont sur le pied de guerre. Il est à peine 6 heures, ce matin de septembre 2016, et leurs visages ne disent rien de bon. Ils viennent de débarquer dans cet immeuble stambouliote de la rive asiatique pour l’arrêter lui et son frère. « Mandat de perquisition et d’arrestation », ont-ils lancé en arrivant chez Ahmet.
Pour Mehmet, logé dans un autre appartement du même immeuble, ils se sont d’abord trompés de porte. Et quand ils se présentent enfin chez lui, il refuse de leur ouvrir. « Quitte à m’arrêter, faites-le dans les règles, avec les bons papiers et le bon numéro de porte », leur lâche-t-il sans sourciller. Pareil aplomb suscite l’ire du procureur qui, joint par téléphone, envoie sur-le-champ un deuxième mandat.
Mehmet est menotté. Sur le seuil de la porte grande ouverte, il croise son frère, lui sourit encore une fois. Ils se disent adieu avant de monter séparément dans les fourgonnettes des policiers. Les frères Altan, comme on les appelle, ces deux figures intellectuelles connues de tous à Istanbul, Ahmet l’écrivain-journaliste et Mehmet l’essayiste-professeur, 66 et 63 ans, tous deux membres à part entière de la communauté des experts de la politique turque, sont accusés de « terrorisme » et d’avoir participé au putsch manqué survenu deux mois auparavant, le 15 juillet 2016.
Etranges instants. Comme une répétition d’une même réalité. Quarante-cinq ans plus tôt, un matin encore, la force publique avait fait irruption chez eux, dans ce même immeuble, pour arrêter, sous leurs yeux, leur père, Çetin Altan. Ce père, auteur prolixe, tribun célèbre de la gauche turque à la voix grave inoubliable, premier député communiste du pays, élu en 1965 avec quatorze autres membres du Türkiye Isçi Partisi (« Parti des travailleurs ») au Parlement. Il passera deux ans et demi en prison, connaîtra la torture, affrontera la folie et les tumultes de plus de 300 procès pour ses écrits et prises de parole. Déjà.
« Message subliminal de coup d’Etat »
Avant d’être embarqué, Ahmet a proposé aux policiers un verre de thé, comme le fit leur père en son temps, ajoutant cette pique : « Ce n’est pas un pot-de-vin, vous pouvez en boire ! » Mehmet, lui, se répète la phrase que ce même père avait érigée en mantra jusqu’à sa mort, en 2015, tel un formidable pied de nez citoyen à n’importe quelle dérive autoritaire du pouvoir turc : « Moi aussi, je suis le propriétaire de ce pays ! »
Trois ans ont passé depuis l’arrestation des deux frères. Incarcérés, puis inculpés et condamnés à perpétuité, Ahmet et Mehmet Altan ont goûté au plus près le tournant ultra-autoritaire et népotique que le président Recep Tayyip Erdogan a fait prendre au régime. Depuis 2016, plus de 55 000 personnes ont été mises aux arrêts, près de 160 000 fonctionnaires limogés, 160 médias interdits. C’est plus qu’à l’époque du père, quand le pays était sous la férule des militaires. Le duo a été condamné par la 26e chambre pénale d’Istanbul, une juridiction à juge unique dont le collège fut renouvelé en 2014, un an après le mouvement de protestation autour du parc Gezi, à Istanbul.
« Si seulement vous aviez continué à écrire des romans au lieu de vous mêler de politique »
Kemal Selçuk, juge
Le parquet a d’abord reproché aux frères Altan d’avoir fait passer « un message subliminal de coup d’Etat » lors d’un débat télévisé diffusé la veille du putsch de juillet 2016. L’accusation les a fait rire. Ils avaient simplement pointé, sur le plateau d’une émission de la chaîne Can Erzincan TV à laquelle ils participaient chaque semaine, les tensions que traversait la Turquie et les risques d’éventuels troubles. Le constat banal, en somme, d’observateurs aguerris.
Puis la nature de la charge a changé : « participation à une tentative de coup d’Etat », mais « sans être membres d’une organisation terroriste », tel était désormais le motif de leur condamnation. Lorsque les frères Altan demandent au juge Kemal Selçuk pourquoi le chef d’inculpation du « message subliminal » a disparu, celui-ci répond, avec un large sourire ironique : « Disons que nos procureurs aiment employer des termes qu’ils ne comprennent pas. » Il se tourne vers Ahmet : « Si seulement vous aviez continué à écrire des romans au lieu de vous mêler de politique. » Tout est dit.
Situation ubuesque
Les deux frères font appel. Mehmet saisi la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour constitutionnelle turque. Cette dernière casse, le 11 janvier 2018, l’acte d’accusation, affirmant que les charges du dossier ne permettent pas de poursuivre la procédure. La réaction du gouvernement est immédiate. Le soir même, l’avocat Mehmet Uçum, conseiller de l’ombre d’Erdogan, s’invite sur les plateaux de la chaîne CNN Türk pour affirmer qu’une telle décision ne sera pas appliquée. La 26e chambre d’Istanbul suit et refuse l’injonction de la Cour constitutionnelle, une première dans l’histoire nationale. Il faudra attendre vingt et un mois pour que la Cour suprême annule les condamnations à perpétuité des frères Altan.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Mehmet est libéré le 27 juin 2018, avec interdiction de sortie de territoire. Un recours a été déposé par le parquet. Ahmet, lui, n’a pas cette chance. Il est maintenu en détention, ce qui instaure une situation aussi inique qu’ubuesque.
Contrairement au cas de son frère, la Cour constitutionnelle ne s’est pas saisie immédiatement de son dossier. La haute juridiction a préféré attendre un an, le temps de remplacer trois de ses juges, partis à la retraite. Elle s’est ensuite prononcée, à dix voix contre cinq, pour la poursuite de la procédure. Encore hier, mardi 8 octobre, la 26e chambre pénale a décidé le maintien d’Ahmet en prison, en vue d’un nouveau procès dont le verdict devrait être rendu le 4 novembre. Il risque désormais entre cinq et dix ans de prison.
Dans le livre qu’il a rédigé dans sa cellule, Je ne reverrai plus le monde. Textes de prison (Actes Sud, 224 p., 18,50 €), Ahmet écrit : « Comme ce pays ne se déplace que très lentement dans le cours de sa propre histoire, le temps n’y fait jamais marche arrière ; il se retourne pour s’appesantir sur lui-même. » Et d’ajouter, quelques pages plus loin : « Si “tout change” sur cette terre, la connerie et la lâcheté, elles, ne prennent jamais une ride. »
Certificat de bonne santé
Mehmet sourit. Assis au bord de la mer de Marmara, à la terrasse d’un restaurant de poissons, il ne peut s’empêcher de tourner la tête et de laisser vagabonder son regard noir au loin. Il essaie de rendre visite à son frère le plus souvent possible : « Je suis inquiet pour lui », admet-il. Et puis ceci : « Il a été à la tête du journal Taraf, ce quotidien qui avait relayé de nombreuses affaires mettant en cause des généraux et dont certains se sont rapprochés du pouvoir. Il est devenu une des premières cibles d’Erdogan et de son entourage. »
Lui dit avoir maigri de 20 kilos en détention, mais n’avoir rien changé à ses habitudes. « Si on a peur, si on se renferme, si on pense être suivi, surveillé, épié, on perd. » Des cauchemars ? « J’essaie de faire en sorte que ce soit les autres qui en aient. »
L’homme ne se plaint pas. C’est à peine s’il évoque les conditions « difficiles » des douze jours de garde à vue avant son incarcération, « à cinq dans un minuscule cachot, avec trois paillasses pour dormir et un sandwich froid le soir ». Chaque jour, les geôliers l’envoyaient à l’infirmerie pour obtenir un certificat de bonne santé. Un sésame pour se prémunir de toute accusation de torture.
Lorsqu’il se retrouve pour la première fois au palais de justice, il passe une nuit entière à attendre la décision du juge sur un banc, au côté de son frère. Devant le procureur Can Tuncay – un homme de 35 ans, nerveux au possible, n’arrêtant pas de faire les cent pas dans son bureau –, il aperçoit des mouchoirs ensanglantés sur la table. Juste avant, au cours de l’interrogatoire de son frère, le magistrat s’est mis à saigner de l’oreille.
Les deux entretiens se sont achevés au milieu d’une pile de mouchoirs tachés de rouge, sans que le procureur n’ait posé la moindre question sur le coup d’Etat. « Un fanatique, assure aujourd’hui Mehmet. Il n’avait rien, il cherchait même des preuves au fil de la conversation. Il a sorti des articles que j’avais écrits en 2010. Vous imaginez ? J’en suis à mon 41e livre, j’ai toujours milité contre les militaires et l’usage de la force, et voilà ce procureur qui commence à m’accuser d’être islamiste, proche des gülenistes, ceux-là mêmes que le gouvernement accuse d’avoir fomenté le coup d’Etat ! Güleniste, moi ! Depuis des années je n’ai cessé de publier des articles critiques à l’égard de l’islam politique ! »
« Oui, on s’est trompés »
Il partage une cellule avec deux autres détenus, des islamistes. Hasard carcéral ? Mehmet sourit à nouveau : « L’un d’eux priait cinq fois par jour, l’autre a arrêté peu de temps après mon arrivée. » Tous deux écoperont de six ans et demi de prison. Comme son frère, et comme nombre de détenus, Mehmet demande des livres à la bibliothèque. « Vous savez quel ouvrage est le plus emprunté ? 1984, d’Orwell. » Chaque matin, il débute sa journée par le même rituel, un totem verbal comme pour mieux conjurer le sort. Dans la petite cour au ciel grillagé, il crie à tue-tête : « Je n’ai pas peur de la vie, que ce soit elle qui ait peur de moi ! »
Un jour, on le conduit menotté vers un autre tribunal. Il doit témoigner contre un juge accusé d’appartenance au mouvement güleniste. Par un singulier retournement de l’histoire, ce magistrat était l’un de ceux qui, en 2008, avait illégalement autorisé sa mise sur écoute. Mehmet avait alors déposé une plainte en 2012, mais la procédure n’avait rien donné. « Quelle folie ! J’étais accusé d’être güleniste et utilisé en même temps comme témoin à charge pour condamner un güleniste avec ma plainte comme pièce à conviction ! »
« Ce procès n’avait rien d’un procès, mais j’ai toujours compté sur le droit, même lorsqu’il est invisible »
Mehmet Altan, essayiste
Par deux fois, Mehmet tente devant le juge de dénoncer avec ses mots et sa faconde les ressorts kafkaïens de sa détention. Il argumente, rappelle les étapes de son parcours professionnel, ses prises de position en faveur de la laïcité et contre l’autoritarisme, pointe les incohérences de l’acte d’accusation, soit 247 pages « purement et simplement recopiées sur un autre dossier » et dont deux pages seulement le concernent. Son plaidoyer final dure trois heures. « Ce procès n’avait rien d’un procès, mais j’ai toujours compté sur le droit, même lorsqu’il est invisible. »
Un dernier regard sur la mer. « Oui, on s’est trompés », lâche-t-il. Comme tant d’autres intellectuels, il reconnaît avoir soutenu Erdogan au moment de sa prise du pouvoir en 2003. Lui aussi a cru dans sa lutte contre les militaires et sa campagne en faveur d’un rapprochement avec l’Europe.
Et puis, il y a eu la rupture : « A partir de 2008, Erdogan et les siens ont dit publiquement qu’ils avaient un autre plan. Beaucoup d’entre nous l’ont quitté. Mais il était trop tard. » A voix soudainement basse : « Je n’aurais jamais cru qu’il changerait ainsi. » La prison ? « Elle m’a fait comprendre qu’en Turquie la voie entre les militaires et les islamistes est terriblement étroite, quelle que soit l’époque. Quand on a un mot à dire, on risque toujours d’y revenir. » Même quand on est le « propriétaire du pays ».
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