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Le Monde, le 28/03/2017
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Moscou et Ankara font des choix divergents dans la poursuite de la guerre.
La Turquie se targuait, début mars, de vouloir acheter des systèmes antiaériens S-400 à la Russie, présentée alors comme un partenaire au moins aussi stratégique à ses yeux que l’Union européenne et l’OTAN. L’idylle s’est considérablement refroidie depuis que des troupes russes ont débarqué, lundi 20 mars, dans la province d’Afrine, dans le nord-ouest de la Syrie. Attenant à la frontière turque, ce territoire est tenu par les milices kurdes syriennes YPG (Unités de protection du peuple), le bras armé du Parti de l’union démocratique (PYD), autant d’organisations qualifiées de « terroristes » par Ankara.
La relation s’est franchement gâtée lorsqu’un garde-frontière turc a été tué dans la région turque du Hatay, à la suite de tirs en provenance d’Afrine, mercredi 22 mars. Dans la foulée, le chargé d’affaires russe à Ankara a été mis en garde : si semblable incident devait se reproduire, la Turquie n’hésiterait pas à bombarder les positions kurdes du nord de la Syrie. Officiellement, Moscou a placé ses soldats à Afrine pour mieux « surveiller » l’accord de cessez-le-feu parrainé en décembre 2016 avec la Turquie. Les YPG, pour leur part, assurent qu’une base militaire russe verra le jour et que les combattants kurdes y seront entraînés.
« Nous sommes peinés »
La présence militaire russe à Afrine est un véritable coup de poignard dans le dos du président turc Recep Tayyip Erdogan, qui n’a pas été averti par son « ami » Vladimir Poutine. Que Moscou se pose en défenseur des YPG et du PYD, des organisations frères du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie), est un sérieux revers. « Nous sommes peinés de l’intérêt manifesté par la Russie et les Etats-Unis envers l’organisation terroriste YPG », a déploré le président Erdogan, jeudi 23 mars. Une réaction tout en retenue si on la compare au torrent d’invectives déversé sur les alliés européens, les dirigeants d’Allemagne et des Pays-Bas surtout, que M. Erdogan est allé jusqu’à qualifier de « suppôts du terrorisme » et de « nazis » pour avoir refusé que des ministres turcs fassent campagne en sa faveur à Rotterdam et à Cologne.
Des prises de vue de soldats russes arborant à Afrine les insignes YPG sur leurs uniformes ont ensuite circulé sur les réseaux sociaux, suscitant l’émoi des internautes et les critiques des éditorialistes. « Le PYD a une représentation à Moscou mais pas à Berlin. Ce sont des soldats russes en Syrie qui portent les insignes des YPG et non des soldats allemands », rappelait Akif Beki, un ancien conseiller du président, dans le quotidien Hürriyet, jeudi 23 mars.
Une première fêlure dans la relation turco-russe est apparue au moment des négociations de paix à Astana (Kazakhstan), quand les Russes ont fait circuler, fin janvier, un projet de Constitution pour la Syrie avec un certain degré d’autonomie prévu pour les Kurdes. Et puis le courant est mal passé lors de la dernière rencontre entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, à Moscou, le 10 mars. Le Kremlin n’a pas apprécié que l’armée turque se soit emparée d’Al-Bab en février, une ville syrienne stratégique enlevée à l’organisation Etat islamique (EI). Selon les accords passés entre Moscou et Ankara, l’armée turque aurait dû laisser Al-Bab aux troupes de Bachar Al-Assad après l’avoir prise.
Les Russes ont dû alors dessiner une ligne de démarcation au sud d’Al-Bab pour séparer Turcs et Syriens. Dans la foulée, la Russie a bloqué l’avancée turque vers Manbij, une ville du nord de la Syrie conquise par les milices kurdes en août 2016.
« La Turquie redoute une agression »
Le plus étonnant s’est produit lorsque Russes et Américains se sont mis en travers de l’armée turque et de ses alliés rebelles syriens aux abords de Manbij. Empêchée d’avancer dans l’est à Manbij, entravée par la présence russe dans l’ouest à Afrine, l’armée turque est limitée dans ses mouvements. Le projet de M. Erdogan, consistant à « sécuriser une zone de 5 000 kilomètres carrés » dans le nord de la Syrie, semble durablement compromis.
De facto, l’incursion militaire turque en Syrie a pris fin. Elle visait deux objectifs, nettoyer les abords de la frontière des djihadistes de l’EI et empêcher les combattants kurdes syriens de faire la jonction entre leurs cantons de l’est et de l’ouest. Le premier est atteint, le second est hors de portée.
Autre contrariété pour Ankara, le Pentagone mise ouvertement sur les Forces démocratiques syriennes (FDS), dont les milices kurdes YPG sont le noyau, pour lancer l’offensive sur Rakka, le fief de l’EI en Syrie. Il s’agit d’un revers supplémentaire pour le président Erdogan, dont l’armée, la deuxième de l’OTAN en nombre d’hommes, semble avoir été tenue à l’écart des opérations. Attendu en Turquie le 30 mars, le secrétaire d’Etat américain Rex Tillerson devra rassurer l’allié turc.
En faisant des YPG un acteur majeur dans la région, Washington et Moscou renforcent la légitimité du PKK, alors que la guerre a repris de plus belle dans le sud-est de la Turquie entre les rebelles kurdes et les forces turques. Dès lors, la Turquie se retrouve confrontée au « plus grand défi sécuritaire auquel elle ait eu à faire face depuis la seconde guerre mondiale », écrit le chercheur américain Aaron Stein, du centre Rafik-Hariri pour le Moyen-Orient
« La Turquie redoute une agression de la part du PYD. Il faudrait une garantie selon laquelle les intérêts turcs seront respectés et que le PYD associera d’autres courants politiques à la gestion des cantons kurdes, mais cela n’est certainement pas pour demain », assure Vahap Coskun, professeur à l’université de droit de Dicle, à Diyarbakir, et spécialiste de la région.
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