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Le Monde, le 09/08/2021
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Par Marie Jégo, envoyée spéciale
Selon l’Organisation internationale pour les migrations, avec le retrait des forces américaines et de l’OTAN et le début de l’offensive islamiste, environ 30 000 personnes fuient le pays chaque semaine vers l’Iran puis vers la Turquie.
Installé pour la nuit aux abords de la mosquée Hazreti-Ömer, dans le centre-ville de Van, la grande cité de l’est de la Turquie, un groupe de jeunes Afghans partage un repas frugal dans la pénombre. Arrivés clandestinement de l’Iran voisin il y a quelques jours à peine, ils pestent contre les passeurs qui les ont abandonnés à Van après leur avoir promis de les transporter jusqu’à Ankara ou Istanbul. « Ils nous traitent comme du bétail et nous volent notre argent », explique Hossein, 21 ans, le plus déluré du groupe.
Originaire de Ghazni, le jeune homme ne se voit aucun avenir en Afghanistan. « Il n’y a pas de travail, la pandémie n’a rien arrangé. Le retour des talibans est le coup de grâce. » « Ils vont prendre Kaboul, c’est sûr », prévient Rahmatollah, un jeune adolescent arrivé clandestinement il y a quelques jours de Mazar-e-Charif avec sa sœur, son beau-frère et leurs quatre enfants.
La famille dit avoir payé aux passeurs un « package », comportant le franchissement clandestin de la frontière Iran-Turquie ainsi qu’un aller en minibus vers Konya, au sud d’Ankara. Mais une fois la première étape franchie, les passeurs les ont logés dans une maison abandonnée au milieu des champs et ne sont plus revenus.
Muhammet, 26 ans, le père de famille, se ronge les sangs. Rester à Van, à 40 kilomètres de la frontière iranienne, c’est s’exposer à être renvoyé vers l’Iran, ce qu’il ne veut à aucun prix. Il prévoyait d’aller, non pas en Europe, mais à Konya, où il est sûr de trouver du travail.
La Turquie vue comme un pays de cocagne
Il a déjà fait le voyage une fois, il y a quelques années, jusqu’à cette ville de l’Anatolie profonde où, grâce à l’aide de migrants amis, il a réussi à se faire embaucher comme journalier sur des chantiers de construction. Après avoir amassé un petit pécule, il est rentré à Mazar-e-Charif chercher sa femme, Maryam, leurs quatre enfants ainsi que deux adolescents, ses beaux-frères, pour les ramener en Turquie, qu’il voit comme un pays de cocagne.
« Chez moi, c’est la guerre. On a peur pour nos vies. J’ai vendu ma maison pour 4 000 dollars [3 400 euros] et on s’est mis en route. Ça nous a pris un mois pour arriver ici », raconte Muhammet, les yeux rougis par la fatigue, dans le square qui jouxte la mosquée.
Dehors, il dort mal. Les nuits sont fraîches, les couvertures manquent. Tout en parlant, il veille sur l’un de ses fils, qui sommeille sous un arbre. « Les petits sont morts de fatigue », soupire-t-il en tripotant nerveusement le jouet de sa dernière-née, âgée de 5 mois.
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Son rêve s’est brisé à Van. Il craint d’être condamné à rester là , entre le square et la mosquée, jusqu’à ce que la police les appréhende, lui et sa famille, pour les placer dans un centre de rétention. Après, c’est l’inconnu. Ils seront soit renvoyés en Iran, ce que les migrants craignent plus que tout, ou rendus à leur sort de clandestins, peu enviable.
« Nous sommes des êtres sans destin »
Contrairement aux réfugiés syriens, qui jouissent d’une protection en Turquie, les Afghans n’ont droit à rien. « Nous sommes des êtres sans destin », résume Zuleyha, une représentante de la minorité chiite hazara. Installée depuis six ans à Van, elle a obtenu un permis de séjour et se sent désormais à peu près en sécurité. « L’époque était plus favorable, aujourd’hui, c’est différent », dit-elle.
Chaque année, des dizaines de milliers de réfugiés afghans traversent clandestinement la frontière entre l’Iran et la Turquie, en quête d’un emploi et d’une vie plus stable. Depuis l’offensive fulgurante des talibans sur les capitales provinciales, ce flux n’a fait qu’augmenter. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), avec le retrait des forces américaines et de l’OTAN, et le début de l’offensive talibane, environ 30 000 personnes fuient l’Afghanistan chaque semaine vers l’Iran, puis vers la Turquie.
Adossée à l’Iran, la province de Van sert de porte d’entrée. Guidés par les passeurs, des Afghans, mais aussi des Pakistanais et des Iraniens traversent la frontière à pied la nuit par des sentes de montagne. Le périple tourne parfois au cauchemar. Certains racontent s’être fait rosser et détrousser en chemin par des brigands. En hiver, de nombreux candidats au passage meurent de froid ou sont dévorés par les loups. A chaque fonte des neiges, des cadavres sont retrouvés, examinés par des médecins légistes puis inhumés sous un numéro dans le cimetière des « kimsesizler », ce qui signifie « ceux qui n’ont personne ».
En été, la traversée est plus facile, mais il faut tout de même souvent s’y prendre à plusieurs fois pour atteindre l’autre côté. Une fois la frontière franchie, beaucoup sont appréhendés par les forces turques, qui les refoulent au débotté vers l’Iran. Le temps de se regrouper et les migrants recommencent.
« Les réseaux de passeurs sont incroyablement mobiles. Ils ont leurs guetteurs, leurs informateurs, changent les itinéraires sans arrêt. Ils connaissent très bien le terrain, parfois mieux que nos forces de sécurité. Et puis, la géographie escarpée de la région rend la surveillance particulièrement difficile », décrit Semih Nargül, enseignant au département de géographie de l’Université du centenaire, à Van.
Migrants quasiment invisibles
Tout un pan d’économie grise a émergé, qui implique aussi bien des Afghans que des Turcs, des Iraniens ou des Kurdes. « Ces réseaux travaillent comme des agences de voyages, ils proposent différents itinéraires, différentes villes d’arrivée, avec plus ou moins de confort selon le prix », explique l’universitaire.
Il faut compter 350 dollars (environ 298 euros) par personne pour un passage simple de la frontière, et jusqu’à 2 000 dollars et plus pour aller vers l’ouest, vers Istanbul ou Ankara, des villes où un emploi est vite trouvé. Tout dépend du « package » choisi. La moitié de la somme est réglable d’avance, le reste doit être versé à l’arrivée. Et chaque candidat au départ doit avoir un « OK », à savoir une personne qui fait office de garant.
A Van, les migrants sont quasiment introuvables. « A cause de la pandémie, le gouvernement ne veut pas qu’ils soient visibles », affirme Suvat Parin, qui enseigne la sociologie à l’Université du centenaire. A la gare routière de Van, deux ou trois familles afghanes sont installées, dont de très jeunes femmes au regard triste, leurs nouveau-nés sur les genoux. En revanche, il suffit de rouler en direction des villes voisines de Tatvan, Ercis ou Caldiran, entre autres, pour apercevoir des jeunes hommes en train de marcher au beau milieu de la nature.
Vendredi 6 août, un petit groupe cheminait ainsi le long du lac de Van, non loin d’Ercis. Affamés, épuisés, les pieds gonflés. Cela faisait des heures qu’ils avançaient sous un soleil de plomb. Originaires d’Herat, certains ont assuré que ce voyage était leur quatrième séjour illégal en Turquie. Les benjamins du groupe, Raaz, 15 ans, et Zaher, 12 ans, deux orphelins partis pour rejoindre des membres de leur famille à Istanbul, semblaient à bout de force. « On s’en remet à Dieu. » Quelques minutes plus tard, les gendarmes les appréhendaient.
Sur les routes, les points de contrôle ont été renforcés
Les autorités turques assurent que le nombre d’illégaux ayant franchi récemment la frontière iranienne – 499 kilomètres en tout – n’a guère augmenté ces dernières semaines, contrairement à ce qu’avaient pu affirmer certains médias, soupçonnés d’avoir exagéré sciemment l’ampleur du phénomène. A la mi-juillet, 3 000 représentants des forces spéciales, policiers et militaires, ont quand même été déployés, avec beaucoup de matériel, pour mieux lutter contre les passages clandestins. Sur les routes, les points de contrôle ont été renforcés, les véhicules sont scrutés de près.
Face à l’imminence de nouveaux flux migratoires, Ankara a récemment érigé de hauts murs en béton le long de sa frontière orientale avec l’Iran, après avoir fait de même au sud, le long d’une partie de sa frontière avec la Syrie. Une fois terminé, le mur s’étendra sur 295 kilomètres, sera bordé par de larges fossés et doté d’une centaine de tours d’observation. Mais, pour le moment, la barrière de béton n’est pas encore achevée et c’est à travers elle qu’Hossein et ses compagnons disent s’être frayé un chemin pour pénétrer sur le territoire turc.
« La situation devient ingérable », assure Orhan Deniz, le doyen de la faculté de littérature de l’Université du centenaire à Van, qui suit de près les questions migratoires. La Turquie, qui accueille déjà 3,7 millions de Syriens et des centaines de milliers d’Afghans, n’est pas en mesure d’assumer un nouvel afflux de réfugiés. « Il ne faut pas prendre cette situation à la légère. Sans une politique intelligente à long terme, on ne va jamais s’en sortir », prévient le doyen. Idéalement, l’Union européenne, la Turquie et l’Iran « devraient pouvoir s’entendre » pour créer des infrastructures d’accueil à destination des migrants, en particulier des Afghans, dont les arrivées risquent d’augmenter dans les mois qui viennent.
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