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Le Monde, le 30/06/2020
LETTRE D’ISTANBUL
Marie Jégo(Istanbul, correspondante)
Transformer l’ex-basilique byzantine d’Istanbul en mosquée s’inscrit dans la révolution culturelle qu’impose à la société turque le dirigeant islamo-conservateur.
L’ex-basilique Sainte-Sophie d’Istanbul va-t-elle être transformée en mosquée ? La vieille tocade du président turc, Recep Tayyip Erdogan, est sur le point de devenir réalité. Il est vrai qu’ajouter une mosquée supplémentaire aux 84 684 déjà existantes en Turquie ne saurait attendre.
Taraudé par ce projet, le numéro un turc a demandé au Conseil d’Etat, la juridiction administrative suprême, de se prononcer sur l’opportunité d’annuler le décret ministériel du 24 novembre 1934 qui a permis la transformation de ce joyau de l’art byzantin en musée.
La décision sera annoncée le 2 juillet. Elle devrait aller dans le sens voulu par le chef d’Etat. « Si Dieu le veut, nous dirons la prière à Sainte-Sophie », a-t-il fait savoir, le 16 juin, lors d’une réunion de son parti de la Justice et du développement (AKP).
« Une grosse erreur »
Construite au VIe siècle à l’entrée du détroit du Bosphore, la basilique où furent couronnés les empereurs byzantins a été convertie en mosquée au XVe siècle, après la prise de Constantinople par le sultan Mehmet II. Sa transformation en musée, à l’époque de Mustafa Kemal Atatürk, est, selon une affirmation du président turc en 2019, « une grosse erreur » qu’il convient de réparer.
L’idée de rendre Sainte-Sophie au culte islamique n’est pas nouvelle. En 2017, M. Erdogan l’avait évoquée en réponse à la reconnaissance par le président américain, Donald Trump, de Jérusalem en tant que capitale de l’Etat hébreu. En 2019, alors que l’AKP apparaissait en mauvaise posture pour les municipales, il avait de nouveau caressé cette idée, espérant sans doute redorer son blason auprès de la frange la plus conservatrice de son électorat.
Les islamistes rigoristes militent depuis longtemps pour que la basilique et aussi l’église de Saint-Sauveur-in-Chora (« Kariye », en turc), une autre merveille du patrimoine byzantin à Istanbul, redeviennent des mosquées. Le statut de musée dont elles jouissent actuellement est selon eux un véritable affront aux décrets du calife qui interdisait de les utiliser autrement que pour le culte.
Manque à gagner touristique
Lentement, l’idée fait son chemin. Depuis 2016, un appel à la prière est d’ailleurs lancé deux fois par jour depuis les quatre minarets qui flanquent Sainte-Sophie dont la silhouette massive domine la péninsule historique d’Istanbul.
Convertir le site en mosquée pourrait avoir des conséquences sur son classement au Patrimoine mondial par l’Unesco. Il pourrait aussi affecter les recettes du ministère du tourisme qui engrange des sommes non négligeables grâce aux visites, la « grande église » étant le monument le plus prisé d’Istanbul, avec près de 4 millions de billets vendus chaque année.
Pour éviter ce manque à gagner, le monument pourrait servir à la prière le vendredi et conserver son statut de musée le reste de la semaine. Preuve que le changement voulu relève davantage de l’affichage populiste que de la prise en compte d’un « souhait ardent » de la population, comme l’assure l’AKP, enquête d’opinion à l’appui.
Selon un récent sondage commandé par le parti présidentiel, « 90 % de l’électorat AKP-MHP », soit la coalition islamo-nationaliste qui gouverne la Turquie, est favorable à la transformation de Sainte-Sophie. L’opposition parlementaire est pour. D’après ce même sondage, les partisans du Bon parti (nationaliste) y sont favorables à 70 % tandis que 40 % des kémalistes du Parti républicain du peuple (CHP) l’approuvent.
Ceux qui ne sont pas d’accord sont invités à se taire. Pour avoir rappelé que l’ex-basilique faisait partie du « patrimoine commun à toute l’humanité », Ibrahim Kaboglu, député du CHP, s’est attiré les foudres du porte-parole de l’AKP, Ömer Çelik, excédé par ce qu’il a décrit comme « un manque de respect envers les valeurs et la culture turques ».
« Briser les chaînes de Sainte-Sophie en l’ouvrant à la prière est notre souhait commun. Cela répond à la volonté du sultan conquérant Mehmet II », a expliqué Abdulhamit Gül, le ministre de la justice.
Réinterprétation de l’histoire
Féru d’histoire, le président Erdogan n’a aucun mal à s’identifier aux sultans ottomans, surtout au « Conquérant » dont il est prêt à enfourcher le cheval pour renforcer sa popularité déclinante dans les sondages. « Briser les chaînes », « se débarrasser de la laisse » que l’Occident a passée au cou des Turcs lors de la fondation de la République, en 1923, sont les références cultes des islamo-conservateurs.
Une vaste réinterprétation de l’histoire est à l’œuvre. Selon le nouveau roman national, les partenaires occidentaux de la Turquie, aidés par ces ennemis internes que sont les Kurdes séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et les « fethullahci », les partisans de l’imam Fethullah Gülen, n’aspirent qu’à sa perte.
Une fois la décision actée par le Conseil d’Etat, une grande prière collective sera organisée à Sainte-Sophie le 15 juillet, le jour des commémorations de l’échec de la tentative de coup d’Etat de 2016 dont la paternité est attribuée au prédicateur Gülen par Ankara.
Célébré chaque année, le putsch raté sert de marqueur à la révolution culturelle que M. Erdogan veut imposer à sa population. Le 15 juillet 2019, l’accent avait été mis sur l’acquisition des missiles antiaériens russes S-400, devenus le symbole d’une Turquie désireuse de prendre ses distances avec l’Occident.
Cette année, la religion sera brandie comme un trophée. « Sainte-Sophie est une propriété de la République de Turquie, elle a été conquise ! », a cru bon de rappeler Mevlüt Çavuşoğlu, le chef de la diplomatie turque, en réponse aux protestations de la Grèce. Ressassé à l’envi ces jours-ci, le thème de la « conquête » est décidément d’actualité, s’appliquant aussi bien aux monuments d’Istanbul qu’aux visées expansionnistes turques en Méditerranée.
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