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Le Novel Observateur, le 12/10/2015
Propos recueillis par Lucas Burel
La colère monte en Turquie après l’attentat qui a fait 97 morts, ce samedi à Ankara. Accusé de jouer un double jeu avec les djihadistes, le pouvoir central turc fait désormais de Daech le suspect numéro un de l’attaque.
Le double attentat suicide perpétré à Ankara samedi – le plus meurtrier jamais commis sur le sol de la Turquie -, a fait au moins 97 morts et plus de 500 blessés. (OZAN KOSE/AFP)
Deux jours après l’attentat qui a frappé Ankara et fait au moins 97 morts au cours d’une manifestation pour la paix, la Turquie s’enfonce dans une nouvelle crise politique. Alors que l’opposition pro Kurde pointe la responsabilité du président turc Recep Tayyip Erdogan dans l’attaque de samedi, le pays voit les élections législatives anticipées se profiler sous haute tension dans moins de trois semaines.
Lundi, le Premier ministre Ahmet Davutoglu a confirmé que l’enquête se concentrait sur la piste jihadiste mais n’a toutefois pas exclu que l’attentat soit l’oeuvre du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou du parti kurde d’extrême gauche, qu’il a présentés comme des « suspects potentiels ».
Jean Marcou, chercheur à Scien Po Grenoble et spécialiste de la Turquie, répond aux questions de « L’Obs »
Les autorités turques ont désigné lundi le groupe Etat islamique comme suspect numéro un de l’attentat d’Ankara. Que pensez-vous de cette piste ?
– C’est certes la piste la plus logique. Le monde opératoire de cet attentat rappelle fortement celui de Suruç le 20 juillet dernier qui a été attribué à l’Etat islamique ou à des cercles liés à cette mouvance djihadiste. Pour le moment, les premiers éléments de l’enquête montrent que le matériel de l’attentat d’Ankara présente des similitudes importantes avec celui de l’attentat de Suruç : du TNT a de nouveau été utilisé pour fabriquer une bombe à fragmentation artisanale, conçue pour tuer un maximum de personnes. Ce ne sont là cependant que de premiers indices qui devront être confirmées par l’enquête.
Le pouvoir central turc a aussi émis l’hypothèse que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou le Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C) -extrême gauche- pouvaient être à l’origine de l’attentat d’Ankara…
– Il faudra attendre que l’enquête avance mais cette hypothèse m’apparaît comme extrêmement difficile à démontrer. D’abord parce ce que ce sont des Kurdes qui ont été visés. Il existe des désaccords profonds entre le HDP et le PKK, mais rien qui puisse, à mon sens, justifier un tel acte. Le HDP a condamné à plusieurs reprises les violences perpétrées par le PKK et de leur côté, les rebelles armés reprochent au HDP d’avoir choisi la voie politique. Mais ces tensions ne peuvent pas expliquer un attentat d’une telle ampleur. D’autant que le PKK a décrété samedi un cessez-le feu unilatéral.
Une partie de l’opinion publique turque accuse Erdogan de complicité directe avec Daech…
– Concernant une éventuelle implication des services secrets turcs dans la commission de l’attentat, il existe des cellules dormantes capables d’être instrumentalisées par ces services pour participer à des actions de l’ombre, voire échappant parfois au contrôle de ces services. Cela s’est déjà vu par le passé. Mais l’ampleur de l’attentat, ses conséquences incertaines, le fait qu’il se soit déroulé à Ankara, au coeur de l’Etat, sont autant d’éléments qui rendent ce scénario peu probable.
L’attentat met surtout Erdogan face aux conséquences de sa politique extérieure. Il renvoie à des questions gênantes pour le pouvoir central turc : sa politique en Syrie et ses relations avec les djihadistes. Depuis 2012, Ankara joue à un jeu très complexe : d’un côté, Erdogan donne l’impression d’avoir des intérêts stratégiques communs avec Daech, comme on l’a vu lors du siège de Kobané, l’année passée, et de l’autre, il laisse aujourd’hui les Américains utiliser ses bases pour frapper l’Etat islamique. Depuis la mi-juillet, la Turquie bombarde les positions de Daech en Syrie, ce qui ne l’empêche pas d’attaquer massivement les bases arrière du PKK en Irak. Elle est beaucoup trop impliquée dans les antagonismes régionaux. C’est une rupture avec les traditions isolationnistes de naguère.
Quel intérêt peut avoir Daech à frapper précisément les Kurdes ?
– Frapper des organisations de gauche, laïques. Les Kurdes sont en outre un adversaire important contre qui l’organisation djihadiste se bat en Syrie, notamment les YPG (Unités de protection du peuple, NDLR), les brigades armées du PYD (Parti de l’union démocratique, NDLR), que Daech considère comme la branche syrienne du PKK.
Et puis les Kurdes ne sont peut-être pas les seuls à être visés par cet attentat. Cette attaque en plein cÅ“ur de la capitale a une vraie valeur symbolique et frappe directement le pouvoir central et la société turque. A moins d’un mois des élections législatives, l’auteur de l’attentat quel qu’il soit s’invite dans la campagne électorale et met en cause le gouvernement de l’AKP (Parti de la justice et du développement, fondé et dirigé par le président turc, NDLR) dont la politique étrangère téméraire provoque des dommages collatéraux tragiques et dont le ministre de l’Intérieur est accusé de n’avoir pas su prévenir l’attentat… Il est assez significatif d’observer que depuis 48 heures Recep Tayyip Erdogan s’est très peu exprimé et laisse monter Ahmet Davutoglu en première ligne.
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