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Le Monde, le 04/07/2017
Les démocraties européennes font preuve de faiblesse vis-à -vis d’un régime de plus en plus dictatorial, estiment Benjamin Abtan et Beate Klarsfeld dans une tribune au « Monde ».
TRIBUNE.
En mars 2016, Mme Merkel et M. Erdogan ont conclu un accord sur les réfugiés, qui allait entraîner l’Europe entière. De nombreux réfugiés, notamment syriens, tentaient alors de rejoindre l’Europe et en particulier l’Allemagne, où l’opinion publique commençait à montrer des signes d’opposition à leur accueil.
Cet accord, qui est toujours en place, stipule que la Turquie doit bloquer les réfugiés en échange de milliards d’euros versés annuellement par l’Europe.
Disons-le clairement : cet accord est inutile, est utilisé par M. Erdogan pour éviter les pressions européennes alors qu’il met en place un pouvoir de plus en plus autoritaire et alimente le nationalisme en Europe. Pour toutes ces raisons, il doit être supprimé.
Tout d’abord, il est inutile. En effet, depuis mars 2016, l’Europe a considérablement accru les moyens de contrôle de ses frontières.
Politique d’oppression
Notamment, l’Union européenne a fondé en octobre 2016 l’Agence européenne de gardes-côtes et gardes-frontières, afin de renforcer et de coordonner le contrôle de ses frontières extérieures. Dotée d’un budget de plus de 300 millions d’euros pour 2017, elle dispose de plus de 400 employés, d’un corps d’intervention rapide de 1 500 personnes, de son propre équipement et de l’autorité pour intervenir sur les frontières extérieures de l’Union européenne en cas de crise.
Que l’on souhaite une politique plus ouverte ou plus restrictive en ce qui concerne l’accueil des migrants, l’Europe est désormais bien peu dépendante d’Etats tiers pour mettre en place et faire respecter ses choix politiques et le sera encore moins dans un avenir proche. Ce qui vaut pour la Turquie vaut d’ailleurs également pour d’autres Etats, comme le Soudan ou l’Erythrée, dotés de régimes dictatoriaux. En clair : nous n’avons pas besoin d’eux.
Surtout, ce n’est pas l’Allemagne et l’Europe qui ont besoin d’Erdogan, pour qu’il empêche les réfugiés d’arriver en Europe. C’est Erdogan qui a besoin des réfugiés, implantés dans le sud-est de la Turquie ou « Kurdistan turc », pour les utiliser dans sa politique d’oppression du mouvement national kurde.
En effet, à court terme, la présence de réfugiés dans le sud-est de la Turquie permet d’exercer une pression économique sur le mouvement kurde. Leur travail, au noir, représente une concurrence par le bas pour les travailleurs de la région. De plus, ce sont principalement les municipalités, kurdes, qui doivent fournir les budgets pour les camps de réfugiés.
Les Yézidis victimes de génocide
A moyen et long terme, leur présence dans cette région permettra la transformation d’un rapport de force électoral et politique avec le mouvement kurde, en faveur de l’AKP.
En effet, lorsqu’elles auront accès à la citoyenneté, donc au droit de vote, les populations sunnites, aux valeurs conservatrices, qui auront qui plus est acquis la citoyenneté grâce à l’AKP, représenteront à n’en pas douter un soutien électoral de poids pour ce parti, transformant le rapport de force dans les urnes en sa faveur, au détriment du mouvement kurde.
Ceci explique pourquoi les réfugiés sunnites bénéficient d’un meilleur statut administratif et d’un meilleur accès aux services publics que les autres, notamment les Yézidis pourtant victimes de génocide.
Ce traitement administratif privilégié aujourd’hui pourrait bien représenter la préfiguration d’un accès prioritaire, voire exclusif à la citoyenneté, donc à l’acquisition du droit de vote, à l’avenir.
Une vieille tradition du nationalisme turc
L’oppression d’un mouvement national et le contrôle du territoire où il se déploie par la transformation de la composition de la population est une vieille tradition du nationalisme turc. Elle était au cœur du génocide arménien de 1915 comme des massacres et des déportations des Alévis du Dersim en 1937-1938.
Accueillir des individus qui fuient la guerre et la mort est bien évidemment incomparablement préférable au crime de masse. Il n’en reste pas moins que c’est dans la continuation de cette funeste tradition du nationalisme turc que se situent l’accueil des réfugiés et leur implantation dans le sud-est du pays par les islamistes de l’AKP.
De plus, cet accord sur les réfugiés entre la Turquie, l’Allemagne et l’Europe permet à M. Erdogan de faire du chantage aux Européens et de mettre en place avec violence un pouvoir de plus en plus autoritaire en évitant leurs pressions ou sanctions.
En effet, la répression s’accentue chaque jour davantage contre tous ceux qui se battent pour la promotion des droits humains et de la démocratie : militants, journalistes, intellectuels, artistes, avocats, fonctionnaires… Malgré cela, les pressions européennes sont minimes et les menaces de sanctions inexistantes, alors qu’elles seraient à même d’avoir des effets puissants.
Silence européen
La crise russo-turque enclenchée par l’abattement de l’avion russe en novembre 2015 vient le confirmer avec clarté : après l’annonce par la Russie de mesures de pression économiques et commerciales, touchant notamment au tourisme, il n’a fallu que quelques mois au président turc pour présenter des excuses à Moscou et effectuer un changement de ton et de politique vis-à -vis de la Russie.
Etant donné la force des liens entre la Turquie et l’Europe, notamment en termes économiques, commerciaux et touristiques, le doute quant à l’efficacité de pressions européennes n’est pas permis.
Malgré cela, les Européens s’obstinent à rester silencieux et à ne pas critiquer la dérive autoritaire de M. Erdogan, car ils ont peur de fragiliser l’accord sur les réfugiés.
Bénéficiant d’un réseau diplomatique de qualité et ayant parfaitement compris les faiblesses et les peurs des Européens, le président turc joue une partition de poker menteur avec une grande finesse, très éloignée de son image habituelle de dirigeant irrationnel.
Incompréhension et faiblesse
Il a refermé sur les Européens un piège pernicieux : le manque de pressions européennes lui permet de déployer avec permissivité son projet autoritaire. En particulier, il impose la censure sur les agissements de l’Etat, notamment de l’armée, dans le sud-est de la Turquie. Ce manque d’information empêche les Européens de comprendre avec acuité sa relation de dépendance vis-à -vis des réfugiés dans cette région. Cette incompréhension lui permet de faire chanter les Européens par rapport aux réfugiés et d’éviter toute perspective de pression ou de sanctions.
Ainsi, les démocraties d’Europe, au premier rang desquels l’Allemagne, font preuve d’incompréhension et de faiblesse vis-à -vis de ce qui pourrait bien être un régime dictatorial en constitution à ses frontières même. Cette faiblesse contraste avec l’affichage de force de ce régime. Ceci contribue à l’attrait exercé par les régimes autoritaires au détriment des systèmes de démocratie libérale et alimente ainsi le nationalisme en Europe.
Sous-entendu de cet accord, le manque de souveraineté dont souffriraient les Européens, qui seraient incapables de faire respecter les politiques qu’ils ont choisies sans l’aide d’Etats comme la Turquie, est un des éléments clés du discours nationaliste et antieuropéen, qui sort ainsi renforcé par le maintien de cet accord.
L’avenir de la démocratie
On voit ici comment l’alliage d’islamisme et de nationalisme que représente l’AKP en Turquie, et le nationalisme en Europe s’alimentent mutuellement. Ainsi, l’accord sur les réfugiés avec la Turquie doit être supprimé. Cette suppression doit être accompagnée de pressions européennes pour mettre fin à la persécution de tous ceux qui se battent pour la démocratie et les droits humains en Turquie. Ces démocrates réclament des sanctions contre leur pays et la continuation des négociations avec l’Union européenne, afin d’éviter le basculement de la Turquie dans la dictature. Ecoutons-les et soutenons leurs demandes.
L’Allemagne a eu un rôle déterminant dans la négociation et la conclusion de l’accord sur les réfugiés avec la Turquie. Elle porte par ailleurs une responsabilité historique dans la lutte contre l’autoritarisme et pour la promotion de la démocratie. Elle se doit donc de montrer la voie et de supprimer cet accord.
C’est pourquoi nous appelons les citoyens et les partis politiques d’Allemagne à prendre clairement position dans ce sens. Ce qui est en jeu, c’est la liberté et parfois la vie de dizaines de milliers de démocrates en Turquie. C’est l’avenir de la démocratie, là -bas comme ici.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/07/04/l-accord-avec-la-turquie-sur-les-refugies-doit-etre-supprime_5155477_3232.html#GUhPUBke5GEMT82a.99.
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