Le président turc Recep Tayyip Erdogan inaugure un tunnel, le 13 juin à Rize. KAYHAN OZER / AFP
Encaissée entre les montagnes verdoyantes et le rivage de la mer Noire, la ville de Rize, à l’extrême nord-est de la Turquie, a mis les petits plats dans les grands, le 13 juin, pour accueillir le président Recep Tayyip Erdogan, en campagne pour les élections du 24. Le double scrutin – législatives et présidentielle – marquera un tournant, car c’est après sa tenue qu’entreront en vigueur les superpouvoirs du chef de l’Etat, approuvés par référendum en avril 2017.
Sur la place de la préfecture, une scène a été dressée. Des membres de la garde présidentielle, venus tout spécialement d’Ankara pour veiller à la sécurité, instruisent les policiers. Plusieurs tireurs d’élite ont pris place sur les toits avoisinants. Un homme en tenue de camouflage, son arme de précision à l’épaule, talkie-walkie en main, fait les cent pas sur le trottoir. Il alerte sa hiérarchie : « Tous les habitants de l’immeuble sont partis en vacances. Il n’y a personne. Je n’ai pas accès au toit. »
Près des portiques de sécurité, les participants attendent, venus pour la plupart des villages voisins. Les femmes sont nombreuses. Des groupies, le front ceint du bandeau « Recep Tayyip Erdogan », se pressent contre les barrières de sécurité. Pourquoi l’aiment-elles autant ? « Il n’y a pas deux responsables politiques comme lui », assure Zeynep, une jeune fille au visage très maquillé, la tête recouverte d’un voile qui retombe en pointe très bas dans le dos.
« Avant, la Turquie se couchait devant l’Europe, et maintenant, c’est le contraire », ajoute une femme plus âgée. « Le fait qu’Erdogan tienne tête à l’Occident plaît beaucoup aux gens du coin », confirme Kadir Ali Celik qui, à 24 ans, dirige la section jeunesse locale du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), au pouvoir depuis 2002. Le jeune cadre, costume ajusté, barbiche blonde bien taillée, prédit à Erdogan une victoire « à 53 %, dès le premier tour » de la présidentielle.
« Merci d’avoir choisi la démocratie »
Enfin, le « reïs » (chef) entre en scène. « Rize a déjà décidé. Merci d’avoir choisi la démocratie, clame-t-il, micro en main, les épaules recouvertes d’une écharpe de Rizespor, nom du club de foot de la ville. J’ai un service à vous demander. » Il exhorte l’assistance, plutôt moins nombreuse que de coutume ce jour-là , à « joindre par téléphone la parentèle, en Turquie et à l’étranger » pour les inciter à voter comme il le faut. Les femmes sont sollicitées : « Mes chères sœurs, vous allez avoir du travail. Je compte sur vous pour faire du porte-à -porte ! »
Les infortunes de l’économie – déficit des comptes courants, inflation galopante, chômage –, sont selon lui passagères : « Le déficit de la balance commerciale n’est rien, nous allons y remédier. Le plus grave n’est pas là . Le plus grave, c’est le déficit d’opposition. En Turquie, nous manquons d’une opposition visionnaire, ça n’est pas bon pour la démocratie. »
Connue pour ses plantations de thé en terrasses, ses gorges vertigineuses et sa population dure à la tâche, Rize est la seconde patrie du président turc. Il a vu le jour à Istanbul, mais son père, Ahmet Erdogan, est né et a vécu à Dumankaya, un village des environs. Les « Rizeli » (gens de Rize) sont fiers de cette filiation. « Notre ville a donné à la Turquie le président Recep Tayyip Erdogan, le chanteur Tarkan et le chef [de la pègre] Sedat Peker », vante Yasar, un chauffeur de dolmus (taxi collectif), un inconditionnel du « leader mondial », selon l’expression qui figure sur les étendards déployés en ville.
Le jour du scrutin, ce quadragénaire blond aux yeux bleus, barbe soignée, donnera sa voix au président sortant. Pour justifier son choix, il montre les immeubles modernes collés à flanc de montagne, la promenade maritime animée et l’immense hôpital qui jouxte la préfecture. « Avant l’arrivée d’Erdogan au pouvoir, c’était très compliqué de se faire soigner. Aujourd’hui, c’est autre chose. »
« Le 24 juin verra le naufrage de l’AKP »
Avec 330 000 habitants pour 4 000 kilomètres carrés, la circonscription de Rize a trois députés au Parlement national. Depuis 2002, les trois sièges sont pour l’AKP. L’opposition compte bien en rafler deux aux législatives du 24 juin. Pour y parvenir, sa principale composante, le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche) a fait alliance au niveau national avec les islamistes du Parti de la félicité (Saadet Partisi) et les nationalistes du Bon Parti.
Saltuk Deniz, qui dirige le CHP à Rize, en est certain : « Le 24 juin verra le naufrage de l’AKP. » Pour lui,la formation d’Erdogan est « au bout de sa popularité », et « le mécontentement interne » n’est pas à négliger. Etablies par le palais sans égard pour les sensibilités régionales, les listes des candidats aux législatives ont semé la zizanie. Il rappelle que le président est aussi le chef de l’AKP, devenu « son jouet personnel ». Et s’il gagnait une fois de plus ? « Alors, on peut oublier les élections. Il va instaurer un régime paramilitaire », assure M. Deniz.
Mustafa Yuksel, ouvrier syndicaliste dans une usine de thé, sent monter « le vent du changement ». Lui votera pour le CHP. Il dénonce l’endettement des ménages, le chômage des jeunes (25 %), l’inflation, « bien plus élevée que le taux officiel de 10 % », et l’exode forcé des travailleurs, le thé étant une activité saisonnière. « Pour payer leurs factures et les études de leurs gosses, nos gars doivent partir travailler comme manœuvres en Arabie saoudite ou ailleurs. »
Jusqu’ici, Ahmet, entrepreneur, a toujours voté en faveur d’Erdogan. Cette fois-ci, il donnera sa voix à Muharrem Ince, le candidat du CHP à la présidentielle, et optera pour le Bon Parti aux législatives, parce que l’AKP « a mis toutes les institutions par terre. Plus d’armée, plus de justice, plus d’éducation… »
Il parle politique avec un brin de colère dans la voix, depuis le club où il vient jouer aux cartes et boire le thé avec ses amis. « Je veux voir émerger une Turquie juste, développée, aussi confortable que l’Europe. Je ne veux pas que les sectes et les confréries religieuses la dirigent. » A la tête d’une compagnie de transport jusqu’ici prospère, il estime que « l’économie ira mal dans ce pays tant qu’il n’y aura ni justice, ni transparence, ni respect des droits fondamentaux ».