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ISIS, le 12/12/2019
Tribune
Par Didier Billion
La Turquie ayant été au centre de multiples tensions au cours de ces dernières semaines, il semble utile d’y revenir succinctement pour mieux en décrypter les dynamiques.
Il s’agit tout d’abord de l’opération militaire « Source de paix », initiée le 9 octobre 2019, visant à « neutraliser » les organisations qu’Ankara considère comme terroristes, à savoir les YPG (Unités de protection du peuple), branche armée du PYD (Parti de l’union démocratique), accusées d’être la projection syrienne du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), lui-même qualifié d’organisation terroriste par la Turquie, ainsi que par l’Union européenne (UE) et les États-Unis. En outre, l’opération avait pour objectif, selon l’état-major turc, de sécuriser la frontière turco-syrienne et d’empêcher la formation d’un corridor terroriste dans cette zone.
Le déclenchement de cette opération n’a pas constitué une surprise, puisque son annonce avait été réitérée à de multiples reprises par le président Recep Tayyip Erdoğan, et confirme, une fois de plus, combien la question de la lutte contre le PKK est considérée comme existentielle par l’État turc. La véritable surprise réside dans la brièveté de la stricte phase militaire, démontrant l’asymétrie de puissance entre les milices kurdes, aussi aguerries soient-elles, et l’armée turque, aussi affaiblie soit-elle par les purges successives qui l’ont affectée au cours des dernières années.
Un isolement turc très relatif
Les condamnations politiques de la décision turque d’intervenir au nord de la Syrie furent nombreuses et beaucoup en conclurent à l’isolement d’Ankara. Pour plusieurs raisons, le propos mérite pourtant d’être nuancé. En premier lieu, la décision de l’intervention a été prise après un long entretien entre les présidents Trump et Erdoğan qui aboutit à un tweet du premier, le 6 octobre 2019, expliquant qu’il avait décidé le retrait des troupes états-uniennes de Syrie. Il y eut donc une sorte d’accord tacite donné à la Turquie, en dépit des circonvolutions qui suivirent à la Maison-Blanche.
Puis, le 17 octobre, un accord était signé à Ankara entre Recep Tayyip Erdoğan et le vice-président états-unien, Mike Pence, qui fit lui-même le déplacement dans la capitale turque. Cet accord en 13 points prévoyait un arrêt des opérations militaires pour cent vingt heures, l’établissement d’une zone de sécurité sous le contrôle de la Turquie et le retrait du PYD de cette dernière — 32 kilomètres à partir de la frontière turque — avec récupération de ses armes lourdes. Cinq jours plus tard, Recep Tayyip Erdoğan rencontrait Vladimir Poutine à Sotchi et signait un accord en dix points illustrant une véritable convergence de vue entre la Russie et la Turquie. Ainsi, en moins d’une semaine, le président turc rencontrait et passait des accords avec deux dirigeants de premier plan d’États membres du Conseil de sécurité des Nations unies, ce qui a de quoi laisser dubitatif quant au degré d’isolement de la Turquie.
Un autre membre du Conseil de sécurité, la France, allait toutefois mener une bataille politique à l’encontre d’Ankara. Non seulement Emmanuel Macron recevait, le 8 octobre au palais présidentiel, une délégation de haut rang des Forces démocratiques syriennes (FDS), dont la principale composante sont les YPG, mais surtout il fourbissait une virulente attaque contre l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) dans un long entretien accordé un mois plus tard à The Economist. Il expliquait alors que l’Alliance atlantique se trouvait en situation de « mort cérébrale » et justifiait notamment cette appréciation par ce qu’il considère comme une « agression » de la Turquie, sans aucune concertation avec les autres États membres, dans une région où « nos intérêts sont en jeu ». La réaction d’Ankara ne se fit pas attendre puisqu’entre autres amabilités, un communiqué de presse du ministère des Affaires étrangères turc publié le 31 octobre mentionnait « la déception de la France du fait que ses efforts visant à établir un État terroriste n’ont pas abouti ». Rien de moins. Puis, le 29 novembre, Recep Tayyip Erdoğan, quelques jours avant le sommet de l’OTAN à Londres, indiquait que de son point de vue c’était Emmanuel Macron qui était en état de mort cérébrale.
Des tensions sous contrôle
Au sommet de l’OTAN, tenu à Londres les 3 et 4 décembre, les tensions furent palpables entre ces derniers protagonistes et se concentrèrent sur la définition du terrorisme, la plupart des États membres, à la différence de la Turquie, se refusant de qualifier les YPG d’organisation terroriste, arguant en outre du fait que ces dernières avaient été d’un apport considérable dans la lutte contre l’État islamique. Pour autant, on ne peut considérer que la Turquie s’inscrit dans une logique de rupture. Les garanties de sécurité fournies par son appartenance à l’OTAN restent déterminantes pour Ankara, qui a parfaitement conscience qu’aucun pays ou groupe de pays n’est à même de lui fournir des garanties équivalentes. Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, réaffirma pour sa part, une nouvelle fois, le rôle indispensable de la Turquie tandis que d’autres dirigeants occidentaux, telle Angela Merkel, abondaient dans le même sens.
Les évolutions de la politique extérieure de la Turquie s’inscrivent en réalité au cœur des nouveaux paradigmes qui tendent à structurer les relations internationales autour d’axes différents. Désormais, les valeurs, que les puissances occidentales continuent plus ou moins confusément à considérer comme universelles, ne parviennent plus à s’imposer ni militairement, ni politiquement, ni culturellement. Au-delà de leurs diversités, les puissances dites émergentes s’affirment sur la scène internationale et bousculent les équilibres anciens. La Turquie est un exemple de ce « bouleversement du monde » qui conduit fréquemment le président Erdoğan à manifester son refus d’un ordre international régi par les cinq puissances du Conseil de sécurité des Nations unies.
La profonde onde de choc qui traverse les mondes arabes depuis la fin de l’année 2010 est néanmoins venue rappeler quelques évidences. L’illusion entretenue par Ankara de s’imposer comme le leader régional a fait long feu. Les fréquents appels du président turc à l’unité du monde musulman ne sont que postures et chimères, et ce sont encore et toujours les intérêts nationaux qui prévalent dans la détermination des diplomaties des États concernés. Ainsi s’explique la politique menée par l’État turc quant aux questions kurdes : perçues comme existentielles, elles induisent à Ankara la mise en œuvre de politiques sécuritaires et militaristes qui ne peuvent aboutir aux résultats escomptés.
Si la politique extérieure de la Turquie connaît d’incontestables évolutions, ces dernières ne constituent pas des ruptures et les inquiétudes formulées à cet égard ne sont probablement guère fondées. Aussi les alliés traditionnels de la Turquie doivent-ils apprendre à distinguer ce qui relève de la posture conjoncturelle − souvent abondamment utilisée pour des raisons de politique intérieure — de ce qui pourrait hypothétiquement devenir structurant dans les années à venir. C’est aussi en fonction de ce paramètre qu’il faut se poser la question de l’avenir de l’OTAN, dont on peut légitimement considérer qu’elle a fait son temps.
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