Depuis le début de la tragédie syrienne, l’homme fort de la Turquie – premier ministre, puis président –, Recep Tayyip Erdogan, n’a jamais pardonné à son homologue de Damas, Bachar Al-Assad, de ne pas l’avoir écouté. Dans le courant des années 2000, les deux pays et les deux hommes avaient établi de bonnes relations. Fort de ce contexte, M. Erdogan, le chef du parti islamo-conservateur AKP, est intervenu au début de la révolte syrienne. M. Erdogan a immédiatement et sagement préconisé au régime Al-Assad d’ouvrir une négociation avec l’opposition. Il fallait éviter de répondre par la force à des manifestants pacifiques, disait-il ; il fallait envisager un dialogue national. M. Al-Assad a choisi la voie du sang, et même celle du carnage. On sait ce qui est arrivé. M. Erdogan en a conçu un grand dépit. Il n’a cessé, depuis, de chercher à faire tomber l’homme de Damas. Il a manifesté une immense complaisance à l’égard des djihadistes d’obédiences diverses − version Al-Qaida ou Etat islamique − bataillant contre Damas. Politique très risquée qui explique qu’Ankara ne participait pas aux bombardements de la coalition menée par Washington contre l’EI en Syrie, ne permettait pas aux avions américains d’utiliser les bases de Turquie et n’aidait pas les Kurdes à repousser la barbarie islamiste non plus.
Réthorique simpliste
Sur les deux premiers points, M. Erdogan paraît avoir changé de position. L’armée turque attaque maintenant l’EI et laisse les Etats-Unis utiliser deux bases dans le pays. Pourquoi ce revirement ? Pressions des Américains sur un pays membre de l’OTAN ? Garantie que ceux-là vont muscler l’opposition armée dite « modérée » ? Réaction à des agressions anti-turques de l’EI ? Crainte d’une déstabilisation de la Turquie par contagion islamiste ? Crainte de voir l’AKP accusé de complicité idéologique avec les djihadistes ? Toujours est-il que la Turquie a les moyens militaires d’affaiblir l’EI – au risque d’être la cible d’attentats, alors qu’elle héberge déjà plus d’un million de réfugiés syriens.
Mais, s’il se confirme, il ne faudrait pas que ce revirement débouche, parallèlement, sur un blocage de la négociation envisagée avec les Kurdes de Turquie. Dans le discours de M. Erdogan, l’EI et le PKK, le parti autonomiste kurde, c’est la même chose : des terroristes. M. Erdogan ne veut pas que les Kurdes de Syrie, parrainés par le PKK, établissent une zone autonome le long de la frontière turque. De plus en plus prisonnier de cette rhétorique aussi dure que simpliste, le pouvoir paraît renoncer à la négociation qu’il a courageusement mise sur les rails il y a près d’un an. Signe inquiétant, l’aviation turque a bombardé plusieurs positions du PKK dans le nord de l’Irak dans la nuit de vendredi à samedi. De son côté, le PKK a repris les attentats – tuant deux policiers turcs cette semaine.
Tout se passe comme si, à l’AKP comme au PKK, le langage de la guerre reprenait le dessus, au détriment des modérés des deux camps. C’est le contraire qu’il faut souhaiter. La stabilisation des 900 km de frontière syro-turque passe, plus que jamais, par la lutte contre l’EI en Syrie et une difficile mais nécessaire négociation entre Ankara et sa propre population kurde. Il faut l’expliquer à M. Erdogan.