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Le Temps, le 30/01/2020
Le pouvoir turc récolte les fruits d’une politique africaine volontariste. Mais, en envoyant ses troupes en Libye, le président Erdogan risque de voir son crédit auprès des Africains s’effrite
On ne compte plus les voyages de Recep Tayyip Erdogan en Afrique. Le président turc a effectué cette semaine une nouvelle tournée sur le continent. En Algérie, il a été le premier chef d’Etat étranger reçu par le nouveau président algérien Abdelmadjid Tebboune. Il s’est ensuite envolé pour la première fois vers la Gambie avant de gagner le Sénégal, sa quatrième visite dans le pays ouest-africain.
A Dakar, Recep Tayyip Erdogan a annoncé mardi que les investissements turcs au Sénégal atteindraient 1 milliard de dollars en 2020, soit trois fois le niveau de 2018. Les entreprises turques participeront à plusieurs projets d’envergure: comme la construction d’une nouvelle ville près de Dakar ou la construction d’une ligne ferroviaire. Après avoir repris le chantier des mains du constructeur saoudien Ben Laden, un groupe turc a obtenu la gestion de l’aéroport international de Dakar, inauguré en 2017.
La bataille de l’éducation
L’économie d’abord, mais aussi une coopération culturelle et religieuse. La Turquie finance déjà des mosquées au Sénégal, pays lui aussi musulman. Un nouvel accord a été signé dans le domaine de l’éducation. Il s’agit de regagner le terrain perdu après que la Turquie a imposé la fermeture au Sénégal des écoles financées par le puissant mouvement de Fethullah Gülen, accusé du coup d’Etat avorté contre le président turc en 2016. Recep Tayyip Erdogan a d’ailleurs remercié son hôte pour «l’aide» dans son combat à mort contre Gülen.
Le mouvement disposait d’une centaine d’écoles sur tout le continent. Quand la Turquie a eu gain de cause, ces établissements ont dû fermer en pleine année scolaire. «Le mouvement Gülen était le fer de lance de la Turquie en Afrique», souligne Jean-François Bayart, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID). La rupture entre les deux hommes «a fissuré la vitrine turque», poursuit le professeur. Au Sénégal, ces écoles formaient l’élite du pays et leur fermeture a provoqué des mouvements de protestation.
Nouveaux débouchés
L’intérêt de la Turquie pour l’Afrique n’est pas nouveau. Quand la porte de l’Union européenne s’est fermée dans les années 2000, l’économie turque, aujourd’hui la treizième du monde, a cherché de nouveaux débouchés.
La Turquie récolte aujourd’hui les fruits d’une politique cohérente et volontariste «d’ouverture à l’Afrique», comme elle le proclamait dès 2005. Depuis l’arrivée au pouvoir du parti islamiste de Recep Tayyip Erdogan trois ans plus tôt, le nombre d’ambassades en Afrique a quadruplé, si bien que la Turquie est désormais présente dans presque tous les pays du continent. A titre de comparaison, la Suisse dispose de 18 ambassades en Afrique. Quant à la compagnie aérienne Turkish Airlines, elle dessert aujourd’hui près de 60 destinations africaines, une alternative compétitive pour se rendre sur le continent.
«Une position d’outsider»
«La Turquie bénéficie de sa position d’outsider», analyse Jean-François Bayart. En clair, les Africains en ont marre du tête-à -tête avec l’ancienne puissance coloniale française et la Turquie est vue comme moins agressive que la Chine, un autre outsider des Occidentaux en Afrique. Mais les investissements turcs restent loin du niveau de la France et de la Chine, 100 milliards de dollars d’investissements à eux deux en 2017, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced).
Revenue en Afrique sur la pointe des pieds – l’Empire ottoman s’étendait à son apogée de l’Algérie à l’Erythrée –, la Turquie a su prendre des risques pour gagner les cœurs et ensuite consolider ses positions. La Somalie, pays implosé et négligé par la communauté internationale, en est un cas emblématique. En 2011, Recep Tayyip Erdogan est le premier chef d’Etat non africain à s’être rendu à Mogadiscio, déchirée par l’insécurité et la famine. Alors premier ministre, il a entraîné dans son sillage l’agence d’assistance humanitaire turque, à tel point que la Somalie est rapidement devenue le pays le plus aidé par la Turquie.
«Leader des musulmans»
«Cette image de leader des musulmans du monde plaît à la base électorale d’Erdogan. Cela permet de renforcer son pouvoir sur la scène nationale, voilà le premier ressort de la politique africaine de la Turquie», expliquait récemment un universitaire turc au centre de réflexion International Crisis Group. L’ICG s’inquiétait des luttes d’influence en Afrique entre d’un côté l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, et de l’autre le Qatar et la Turquie.
La Turquie dispose désormais d’une base militaire à Mogadiscio, où elle forme l’armée somalienne. Elle a aussi repris pied au Soudan. Depuis le port de Suakin, que Khartoum lui a accordé pour 99 ans, la Turquie peut presque contempler La Mecque et Médine, de l’autre côté de la mer Rouge. Au grand dam du grand rival saoudien, qui s’estime le seul gardien des lieux saints.
En Afrique, les diplomates et les humanitaires turcs ont donc ouvert la voie aux entrepreneurs et aux soldats. Mais l’intervention militaire de la Turquie en Libye, aux côtés du gouvernement de Tripoli, tranche avec cette stratégie prudente. «Non seulement, la Turquie s’implique directement dans le conflit libyen mais elle y transfère ses supplétifs syriens, des combattants proches d’Al-Qaida. Les dirigeants africains voient cette intervention d’un mauvais œil», fait remarquer Jean-François Bayart. Car cela jette de l’huile sur le feu libyen et les pays africains n’y sont pas insensibles. Le Sahel vacille déjà sous les attaques des groupes djihadistes. Les Africains y voient une conséquence de la chute du colonel Kadhafi et de la dispersion des arsenaux libyens. L’intervention turque en Libye va-t-elle écorner l’image d’Erdogan l’Africain?
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