Il n’y a pas si longtemps, la Turquie pouvait légitimement se poser en modèle. Voilà un régime parlementaire qui établissait la preuve de la compatibilité absolue de l’islam – religion majoritaire dans le pays – avec la démocratie. Voilà un parti islamo-conservateur au pouvoir (l’AKP, Parti de la justice et du développement) qui défendait le principe de la séparation de la Mosquée et de l’Etat, l’un des fondements de la Turquie moderne.
Au pouvoir depuis 2002, régulièrement relégitimé par les urnes lors d’élections libres, l’AKP et son chef, Recep Tayyip Erdogan, longtemps premier ministre, président depuis août 2014, faisaient route vers l’Europe. Ils approfondissaient la démocratie en Turquie : l’armée chassée du champ politique ; la séparation des pouvoirs mieux assurée ; une presse libre et bien vivante ; un début de négociation avec la rébellion kurde, etc. Erdogan était fondé à exhorter les manifestants des « printemps arabes » de 2011 à suivre l’exemple turc. Ils ne l’ont pas fait. Ils ont eu tort.
Hélas, il faut croire que ce bref âge d’or n’était qu’un mirage, entraperçu le temps de savourer un verre de raki au bord du Bosphore un jour de brume. Car Recep Tayyip Erdogan, grisé par le pouvoir et uniquement par le pouvoir, est en passe de faire le chemin inverse de celui parcouru avec succès depuis 2002. Il détruit ce qu’il a construit. Il s’éloigne de l’Europe. Il fait route vers le Moyen-Orient et le modèle de régime autocratique qui, comme chacun sait, a si bien réussi à cette région. Erdogan met fin à une démocratie parlementaire avec laquelle la Turquie – membre de l’OTAN, population jeune de 78 millions d’habitants – a tellement accompli ces vingt dernières années, qu’il s’agisse de ses performances économiques remarquables ou de son évolution politique.
Mais le président veut maintenant un pouvoir  » fort « , sans partage. Il entend mettre en place un régime présidentiel qui lui laisse les mains libres pour gouverner en autocrate. Il a obtenu, vendredi 20 mai, un vote du Parlement sur un projet d’amendement constitutionnel destiné à faciliter la levée de l’immunité des élus visés par une procédure judiciaire. Ce vote lui permet de se débarrasser du groupe des députés kurdes – accusés de complicité avec le PKK, la rébellion armée qui a repris la guerre contre l’Etat central. Mieux encore, il autorise le président à faire adopter ce texte par référendum en y adjoignant les dispositions constitutionnelles destinées à passer d’un régime parlementaire à un régime présidentiel.
Le président a déjà mis au pas nombre de grands corps de l’Etat, de la police à la justice. Il malmène la liberté de la presse et fait embastiller les journalistes. Le régime n’est guère plus tendre avec nombre d’avocats et de défenseurs des droits de l’homme. Dans un climat alourdi par les attentats de l’organisation dite  » Etat islamique  » et par les combats avec le PKK, le président a beau jeu d’évoquer les impératifs de la sûreté de l’Etat. La vérité est qu’il ne supporte plus aucun contre-pouvoir. Il éloigne le pays de la démocratie.
L’Union européenne a tout misé sur la Turquie pour réguler le flux des réfugiés de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan. Cela suppose une collaboration active avec Ankara. Mais jusqu’à quand l’UE pourra-t-elle être ainsi associée à un homme qui entraîne son pays sur les rives dangereuses d’une autocratie aussi répressive que régressive ?
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