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L’Orient le Jour – 07/10/2014
La récente libération de 46 otages turcs enlevés par l’État islamique (EI, ex-Daech) a suscité l’espoir pour les États-Unis de voir la Turquie s’engager enfin à rejoindre cette coalition sous conduite américaine qui combat actuellement ce groupe. Cette éventualité fut un temps néanmoins compromise par les malheureux antécédents du pays dans sa politique à l’égard de la Syrie, ainsi que par une déconnexion stratégique fondamentale entre le gouvernement du président Recep Tayyip ErdoÄŸan et l’administration du président américain Barack Obama.
Depuis le début de la guerre civile en Syrie il y a trois ans, la Turquie fournit un appui logistique et financier à la quasi-totalité des éléments de l’opposition syrienne, tout en leur permettant d’exploiter le territoire turc afin de s’y regrouper après le lancement d’opérations militaires à la frontière. Déterminée à voir s’opérer un changement de régime en Syrie, la Turquie a choisi de fermer les yeux sur les tactiques brutales, idéologies radicales et ambitions significatives de ces groupes. Beaucoup craignent désormais que cette négligence anodine ait permis à l’EI de s’implanter en Turquie, et de bâtir les capacités lui permettant de mener des activités terroristes sur le territoire turc – l’EI étant par conséquent susceptible de conduire des représailles contre la Turquie en cas de participation à la coalition dirigée par les États-Unis.
La réticence de la Turquie vis-à -vis de cette coalition s’explique néanmoins également par d’autres aspects. La Turquie s’inscrit en désaccord fondamental avec les États-Unis dans l’interprétation de la menace que représente Daech – ainsi que dans la manière de l’appréhender. En quelques mots, là où les États-Unis considèrent le groupe comme la problématique la plus pressante du Moyen-Orient, la Turquie y voit le symptôme de pathologies plus profondes. Selon cette seconde conception, aucune campagne exclusivement axée sur la destruction de l’État islamique ne saurait prévenir l’émergence de menaces similaires dans un futur proche. Et contrairement à l’Amérique, les États du Moyen-Orient et leurs voisins ne sauraient tout simplement opérer un « pivot » à l’écart de la région, dans le cas où les conséquences de leurs interventions mal avisées se révéleraient ingérables.
Dans ce contexte, les dirigeants de la Turquie espéreraient une réponse beaucoup plus ambitieuse de la communauté internationale face à l’EI, qui s’efforcerait d’appréhender les causes sous-jacentes du trouble actuel. Une telle stratégie impliquerait la mise en Å“uvre d’efforts destinés à conduire le nouveau gouvernement d’Irak à en finir avec le sectarisme de l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki, tout en appuyant les efforts de ce nouveau gouvernement en matière de santé, d’enseignement et de services publics pour tous les citoyens irakiens.
S’agissant de la Syrie, l’unique chemin plausible vers la normalité débuterait par une démarche consistant à contraindre le président Bachar el-Assad d’abandonner le pouvoir. Dans cette perspective, il s’agirait pour les États-Unis et leurs alliés d’envisager des frappes sur les bastions d’Assad en Syrie, ainsi que d’établir des zones sécurisées en faveur de l’opposition modérée, sous la forme protectrice d’un espace d’exclusion aérienne. La Turquie a ici un rôle central à jouer, elle pour laquelle l’instauration de zones sécurisées s’avère vitale à la gestion des populations syriennes ayant fui le conflit. La Turquie est en effet d’ores et déjà confrontée à une importante charge de réfugiés syriens, en ayant absorbé plus d’un million depuis le début du conflit en 2011. Face aux attaques menées par l’État islamique contre un certain nombre d’enclaves kurdes, plus de 120 000 réfugiés ont traversé la frontière turque en seulement une semaine. Cela représente à peu près le même nombre de Syriens que ceux ayant été autorisés à trouver refuge dans l’ensemble de l’Union européenne depuis le début de la crise en 2011.
Toute campagne militaire orchestrée contre l’État islamique est inéluctablement vouée à déplacer encore plus de Syriens. Or, de l’avis de la Turquie, ces Syriens ne devraient pas avoir à traverser la frontière pour être en sécurité. La Turquie entend en effet Å“uvrer en première ligne pour la construction d’infrastructures susceptibles de répondre aux besoins des populations syriennes déplacées, et cela au sein même de la Syrie. Une telle démarche ne revêt de logique qu’à condition que soient mises en place des zones sécurisées garanties à l’échelle internationale et préservées par une zone d’exclusion aérienne. Dans la mesure où l’État islamique représente pour la Turquie une menace plus grave que pour tout autre pays occidental, la Turquie n’a d’autre choix que de prendre part à la campagne menée contre ce groupe. Cela signifierait avant tout l’adoption d’une politique de tolérance zéro à l’égard de l’État islamique sur le plan national, destinée à empêcher le groupe de lever des fonds et de recruter des combattants en territoire turc. La poursuite du renforcement de la sécurité des frontières, ainsi que de la coopération auprès des agences de renseignements occidentales sur la question des combattants étrangers, se révèle également essentielle. L’impératif consistant pour la Turquie à combattre l’État islamique ne saurait pour autant faire disparaître – et encore moins invalider – les inquiétudes des dirigeants turcs quant aux objectifs à long terme d’Obama. Si l’Amérique et la Turquie entendent travailler ensemble à l’éradication de l’État islamique, il leur faudra avant tout se mettre d’accord sur une stratégie à plus long terme, en direction du rétablissement d’un semblant d’ordre au sein d’une région ravagée par les conflits.
Traduit de l’anglais par Martin Morel. © Project Syndicate, 2014.
Sinan Ulgen, ancien diplomate turc, est président du think tank Edam d’Istanbul et universitaire intervenant auprès de Carnegie Europe.
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