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IRIS, le 08/03/2017
Spécialiste des questions méditerranéennes, Dorothée Schmid dirige le programme « Turquie / Moyen-Orient » de l’Ifri (Institut Français des Relations Internationales). Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « La Turquie en 100 questions », aux éditions Tallandier.
Peut-on parler d’alliance entre la Turquie d’Erdogan et la Russie de Poutine ?
Il est plus juste de parler de rapprochement, car aucune alliance formelle n’a été conclue. Ces deux partenaires sont versatiles et leurs intérêts ne convergent pas forcément sur les sujets qui leur sont à chacun essentiels. Historiquement, il ne faut pas oublier que les empires russe et ottoman se sont fait régulièrement la guerre pendant quatre siècles pour le contrôle de territoires à leurs frontières. Encore aujourd’hui, la relation diplomatique entre les États-nations russe et turc est complexe, marquée par le calcul et une forme de défiance. La crise syrienne entretenait un climat de tension implicite depuis 2011, les deux pays se trouvant opposés sur l’attitude à tenir face au régime de Bachar Al-Assad ; entre novembre 2015 et juin 2016, la Russie et la Turquie étaient même à couteaux tirés à la suite d’un grave incident : la défense anti-aérienne turque avait abattu un avion russe brièvement entré dans son espace aérien depuis la Syrie.
Des facteurs structurels expliquent cependant le rapprochement actuel. On parle ici de deux puissances qui cherchent à s’imposer dans leur environnement régional et qui entretiennent un rapport ambivalent avec l’Europe : la Turquie veut intégrer l’Union européenne (UE) et se voit maintenue à la porte de ce qu’elle nomme un « club chrétien » ; la Russie entretient un rapport de plus en plus ouvertement conflictuel avec l’UE, dont elle remet en cause à la fois le concept et les frontières. Une complicité de puissances eurasiatiques s’esquisse ainsi face à l’Europe occidentale. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) est un autre paramètre : la Russie veut affaiblir l’organisation, au moment où la Turquie s’estime négligée par ses alliés atlantiques. Du point de vue économique, les deux pays sont complémentaires, à l’avantage de la Russie, qui fournit à la Turquie les deux-tiers du gaz que celle-ci consomme ; mais la Turquie a récupéré des marchés lorsque la Russie a été placée sous sanctions par les Occidentaux. Enfin, affaibli par le coup d’État manqué de juillet 2016, le régime de Tayyip Erdoğan a trouvé dans la Russie une sorte de protecteur.
La Turquie est-elle un partenaire solide de l’OTAN ?
La Turquie entre dans l’OTAN en 1952, en même temps que la Grèce, avec qui elle a pourtant entretenu pendant longtemps des relations très difficiles. Pendant la guerre froide, elle a joué un rôle essentiel de rempart face à l’Union soviétique au sud-est de l’organisation. Les tensions en mer Egée ont persisté et la crise de Chypre (1974) a été une première alerte pour les relations Turquie-OTAN. Le rôle de la Turquie dans l’organisation a évidemment évolué avec la chute du mur de Berlin. Washington a alors assigné à Ankara une mission de passeur entre Occident et Orient. La Turquie est longtemps restée le seul membre musulman de l’OTAN, et se prévalait de cette particularité pour valoriser sa contribution, par exemple dans le cadre de la force de stabilisation en Afghanistan (FIAS).
L’embrasement de la Syrie à partir de 2011 a placé la Turquie en première ligne face aux crises du Moyen-Orient. Possédant plus de 900 km de frontière avec ce pays, elle est exposée de façon très immédiate aux retombées du conflit et a déjà fait appel à la solidarité otanienne pour assurer la protection de son territoire : des missiles Patriot ont ainsi été déployés par l’OTAN sur la frontière en 2013 à la suite d’un attentat majeur perpétré dans la province de Hatay.
L’autonomisation progressive de la diplomatie turque, ses choix peu lisibles en Syrie – opposition à Bachar Al-Assad, soutien probable à des factions islamistes, implication dans des trafics – ont provoqué une crise de confiance avec l’OTAN. L’année 2015, qui a vu Daech commettre des attentats en Europe et aux États-Unis, a marqué un tournant, par le renforcement de la coopération en matière de renseignement et de police pour surveiller les mouvements des djihadistes étrangers. Ankara a refusé jusqu’à l’été 2015 de rejoindre formellement la coalition anti-Daech et marchandé l’usage de sa base d’Incirlik aux avions alliés. De plus, depuis 2016 la Turquie flirte ouvertement avec la Russie, au point que de plus en plus d’analystes, notamment américains, discutent ouvertement de l’hypothèse de sa sortie de l’OTAN. Du point de vue sécuritaire, la Turquie a pourtant tout intérêt à rester dans le giron de l’OTAN car elle a impérativement besoin de son appui pour se protéger dans une région qui s’embrase.
Comment résoudre la question kurde ?
La question kurde empoisonne le climat politique turc depuis plus de 30 ans, c’est-à -dire depuis que le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, guérilla marxiste classée sur la liste des organisations terroristes par l’UE et les États-Unis) a déclaré la guerre à l’État turc. Cette guérilla, qui a fait des dizaines de milliers de morts, trouve ses origines dans l’impossible reconnaissance de l’identité kurde en Turquie, depuis l’établissement de la République : des révoltes ont été matées par la force dès les années 1920, pour hâter l’intégration des Kurdes dans le moule national kémaliste. Les Kurdes représentent à l’heure actuelle entre 15 et 20 % de la population du pays. Leurs particularismes ont été systématiquement niés, pas seulement en Turquie mais dans tous les pays du Moyen-Orient où ils constituent une forte minorité : en Syrie, en Irak jusqu’à la guerre du Golfe qui a permis l’autonomisation d’une région kurde, et en Iran.
L’AKP, parti au pouvoir, a adopté dans un premier temps une approche novatrice sur ce dossier : Tayyip Erdoğan considère les Kurdes comme un réservoir de voix ; il a su capter en partie un électorat kurde déçu par les performances des partis à base ethnique et lassé de la violence du PKK. Des concessions culturelles ont été accordées : autorisation limitée de l’usage et de l’enseignement de la langue, lancement d’une chaine de télévision nationale en kurde… Un processus de paix a même été ouvert avec le PKK en 2013, mais il a buté à la fois sur l’absence de programme politique clair de la part du gouvernement et de motivation du PKK pour la paix. Depuis la reprise des hostilités en juillet 2015, le PKK a déclaré l’insurrection urbaine, portant le combat dans les villes ; les autorités turques lui ont répondu par une guerre totale, menant des opérations militaires de grande envergure à l’Est et arrêtant massivement des membres du parti pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples).
La partie s’est compliquée avec la consolidation en Syrie d’un parti kurde militarisé, le PYD, émanation du PKK, qui contrôle désormais un territoire important (presque tout le long de la frontière turco-syrienne) : la Turquie le perçoit comme une menace pour son propre territoire, affirmant que des combattants kurdes syriens prêtent désormais main-forte au PKK.
La reprise du processus de paix est en réalité la seule solution possible, préalable à une négociation politique qui en finirait avec les discriminations en Turquie. Il faudrait y redéfinir la citoyenneté en laissant de côté le critère ethnique, poursuivre les concessions culturelles et envisager une forme de décentralisation administrative. Les Turcs doivent comprendre que les Kurdes de Turquie sont dans leur grande majorité légitimistes : ils souhaitent rester dans le giron de la Turquie, sans être niés dans leurs spécificités. Le plus difficile sera évidemment le désarmement du PKK ; il faudra sans doute s’inspirer d’autres processus de paix – la Colombie a récemment montré l’exemple.
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