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La Libération, le 02/11/2015
Par Cengiz Aktar, Spécialiste des questions européennes, professeur à Istanbul Policy Center
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, lors des célébrations de la fête nationale, le 29 octobre. Photo Adem Altan. AFP
La Turquie a revoté pour redonner à l’homme fort du pays, le Président Recep Tayyip Erdogan la majorité parlementaire nécessaire pour gouverner seul. Les résultats du 7 juin dernier qui ont fait perdre sa majorité au parti gouvernemental, l’AKP, avaient déplu au «raïs». Ils contredisaient son obsession d’un pouvoir sans partage, incontrôlé et arbitraire.
La Turquie d’Erdogan ne bénéficiera que d’une pseudo-stabilité
Depuis le 7 juin le pays était sous haute tension, tension entretenue par le pouvoir. En refusant toute possibilité de coalition avec un autre parti, en balayant d’un revers de main le fragile armistice avec les Kurdes afin de jouer la carte nationaliste, en violant allégrement les interdits constitutionnels en soutenant ouvertement l’AKP, en cherchant à empêcher le parti kurde (HDP) de passer la barre des 10 pour cent… Pour faire court : en faisant feu de tout bois pour faire monter les scores de son parti aux élections qu’il a imposées au pays, Erdogan a joué son va-tout.
Du coup l’enjeu de cette consultation a fini par prendre la forme d’un plébiscite : pour ou contre celui qui l’a imposé. Pari gagné… pour l’instant !
Son pouvoir absolu a été mis à mal pour la première fois à travers l’occupation du Parc Gezi au printemps 2013 lorsqu’un mouvement spontané et apolitique de jeunes se crée pour empêcher la construction d’un énième centre commercial. Quelques mois plus tard en décembre 2013, éclate un énorme scandale de corruption touchant les plus hautes sphères du gouvernement. Depuis rien ne va plus.
On verra comment l’AKP (A pour la justice, K pour développement), arrivé au gouvernement treize années auparavant presque jour pour jour, va pouvoir gérer sa victoire. Un parti qui, après l’exercice d’un pouvoir sans partage, laisse derrière lui une «justice» entièrement dépendante de l’exécutif. Et un «développement» économique sauvage, irrespectueux de l’environnement, sans freins ni contrepoids, tenant compte d’aucun règlement et reposant sur un clientélisme patent. Ainsi la Turquie s’est couverte au cours de la décennie passée d’autoroutes, de gratte ciels et de shopping centers pour une population avide de consommation dans sa forme la plus primaire. Aujourd’hui l’économie du pays se base quasi entièrement sur cette manne consumériste, sans réelle production.
L’explication de l’énigme du score encore élevé du vote AKP malgré un paysage sociopolitique très dégradé réside justement chez tous ceux qui craignent de perdre des prébendes, menues ou larges, distribuées généreusement par le régime depuis des années. Mais cette manne économique dit également les limites structurelles que le pays doit maintenant affronter: une industrie basée sur l’importation et l’assemblage, une agriculture en liquidation depuis des décennies, qui dégage en continu une masse de chômeurs non qualifiés tout en faisant de la Turquie un importateur net de produits agricoles, un système éducatif en faillite, une recherche très insuffisante.
C’est pour toutes ces raisons que cette victoire ne stabilisera pas le pays. A ces maux s’ajoutent l’obsession d’Erdogan à devenir un président à la Poutine, les profondes lignes de faille (Kurde-Turc ; Alevi-Sunnite ; laïc-islamiste) qui traversent la société, attisées systématiquement par le pouvoir, la mise à mal des libertés fondamentales et l’état des grandes institutions de l’Etat dès lors cannibalisées par les loyalistes du régime. Souvent incompétents ces bureaucrates ont sapé les systèmes administratif, diplomatique, éducatif, financier, judiciaire et militaire.
Sur le chapitre diplomatique par exemple, le pouvoir a plongé dans les sables mouvants du Moyen-Orient, pieds et mains liés. Avide d’hégémonie et de prestige, sûr de son bon droit «ottoman» et sans se soucier de ne pas avoir les moyens de son ambition. In fine, il s’est rendu corps et âme aux néo-salafistes «civilisés» de l’Arabie Saoudite et «barbares» des Daesh, Nusra et autres Qaeda. Aujourd’hui Daesh n’est pas une menace externe mais bel et bien interne lorsqu’on voit le nombre élevé de jihadistes turcs. Malgré cela, le pouvoir entretient le flou et invariablement confond le bras armé du mouvement kurde, le PKK avec Daesh, même lorsqu’il est obligé d’avouer la culpabilité de Daesh dans l’attentat du 10 octobre à Ankara, le plus meurtrier de l’histoire de la république et qui a coûté la vie à 102 personnes.
Non seulement la Turquie ne se «moyen-orientalise» mais en plus elle s’isole. Le 25 octobre, on a pour la première fois reporté le passage à l’heure d’hiver pour raison électorale et la semaine dernière le Ministère de l’éducation a introduit l’enseignement de l’arabe dans le cursus scolaire du primaire ; mais pas le grec, le latin ou le persan tout aussi judicieux.
Voilà comment un pays – encore modèle pour cette région – a fini par devenir une banale contrée moyen-orientale avec sa panoplie des problèmes et sans réelle perspective. Comment le pouvoir pourra-il diriger un pays sur de telles ruines, sinon avec le bâton.
C’est que la principale perspective de la Turquie résidait dans l’adhésion à l’Union européenne, ostensiblement ignorée aujourd’hui, d’un côté comme de l’autre.
Contrairement à la société, le microcosme politique turc ne se rappelle plus de l’Union et celle-ci est presque ravie de voir s’éloigner cette Turquie si difficile à «digérer» selon la formule consacrée.
Alors on fait du colmatage afin que la situation n’empire pas trop, en faisant semblant de coopérer au sujet des réfugiés Syriens.
Mais on fait attention surtout à ne pas gêner Erdogan en reportant par exemple la publication du rapport annuel d’avancement des négociations Turquie-UE, catastrophique dans son contenu, à après les élections, en se moquant bien de la démocratie turque mais aussi en préparant un futur exode de réfugiés… turcs !
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