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Les Echos – 05/01/2015
Dominique Moïsi
Chroniqueur – Conseiller spécial à l’Ifri (Institut français des relations internationales)
La dérive autoritaire de Poutine et d’Erdogan entraîne leurs pays respectifs dans une spirale dangereuse. S’ils rêvent de retrouver leur grandeur en s’opposant à l’Europe, ni l’un ni l’autre n’ont les moyens de leurs ambitions.
La Russie et la Turquie sont-elles devenues « les deux hommes malades à la périphérie de l’Europe » ? Pendant des siècles, l’expansion territoriale de l’Empire russe s’est faite, entre autres, au détriment de l’Empire ottoman, décrit au XIXe siècle comme « l’homme malade de l’Europe ». Aujourd’hui ces deux anciens empires semblent connaître une évolution parallèle et négative qui s’explique en deux mots, ou plutôt en deux noms : Poutine et Erdogan. La cause de la « maladie » qui frappe la Russie comme la Turquie paraît simple en effet et tient à la dérive autoritaire et à la concentration excessive du pouvoir autour de ces deux hommes.
Alors que s’ouvre l’année 2015, le rapprochement entre Moscou et Ankara n’est pas en effet de nature diplomatique, même s’il existe des frémissements dans ce sens. La Turquie constitue toujours le pilier du flanc sud de l’Otan. La Russie s’indigne des manoeuvres de l’Ukraine pour se rapprocher de l’Otan. De même, sur le plan économique, les deux pays ne sauraient être plus différents. La Turquie, avec une démographie en pleine expansion, continue de faire preuve d’un dynamisme qui contraste fortement avec le déclin accéléré de ce géant énergétique aux pieds d’argile qu’est la Russie. Les sanctions occidentales, la baisse des prix du pétrole et du gaz ne sont que des révélateurs et des accélérateurs des faiblesses structurelles de l’économie russe.
En fait, le rapprochement entre les héritiers de l’Empire russe et de l’Empire ottoman est de nature politique et institutionnelle. Dans leur gestion toujours plus centralisée du pouvoir, dans leur volonté de tout contrôler et de ne pas tolérer la moindre critique, Poutine et Erdogan semblent comme désireux de se donner l’un à l’autre un certificat de bonne gestion politique : « Le monde extérieur nous ennuie avec ses critiques. Nous n’avons de conseil à recevoir de personne ! »
Poutine et Erdogan semblent de fait animés par un instinct, sinon des pulsions communes. Dans leur mélange de nationalisme, dans leur volonté de contrôler tous les rouages du pouvoir, qui les conduit à alterner les fonctions présidentielles et de Premier ministre, les deux hommes semblent traduire un mélange d’ambition personnelle et une certaine forme de nostalgie pour un temps qui n’existe plus et qui ne peut renaître. Ils peuvent bien se voir comme le « dernier tsar » ou le « dernier sultan », ils peuvent être animés par un rêve de « Grande Russie » ou celui de la reconstitution d’un espace « néo-ottoman », ils n’ont ni l’un ni l’autre les moyens de leurs ambitions. En réalité, ils sont en train de s’isoler personnellement à l’intérieur de leurs pays respectifs par des comportements toujours plus autoritaires. Et ils contribuent tous les deux à l’isolement de leurs pays sur la scène internationale. La Turquie et la Russie, en s’éloignant de l’Europe et de ses valeurs, font profondément fausse route. Le dynamisme de l’économie turque présuppose l’existence d’une société ouverte. Le « capitalisme pour les amis » de la Russie de Poutine commence à évoquer, au moins dans ses résultats, la décadence de l’URSS dans les années 1980.
Certes, l’Union européenne, par ses atermoiements, sinon sa mauvaise volonté délibérée, a plus que contribué à l’éloignement de la Turquie. Mais l’évolution personnelle d’Erdogan ne saurait être imputée aux seules réticences de l’Union et de ses principaux membres. De plus en plus, Erdogan semble comme animé par un agenda personnel. Là encore, Erdogan et Poutine sont très proches. Ce qui amène à se demander ce qui peut bien les arrêter dans le processus d’auto-isolement de leur personne et de leur pays, les deux termes étant devenus presque synonymes l’un de l’autre.
Seule la peur de perdre le pouvoir pourrait les conduire à une révision déchirante de leur comportement et de leurs priorités. Mais n’est-il pas déjà trop tard ? Entourés, comme isolés du monde réel, par des entourages de courtisans, Erdogan tout comme Poutine semblent prisonniers d’une forme de fuite en avant. Plus les critiques à leur égard se font vives plus ils se font autistes. Plus les conditions objectives sont difficiles, plus il leur semble important d’apparaître forts.
Poutine n’est pas Henri IV, pour qui « Paris vaut bien une messe ». Son objectif principal est de durer, ce qui dans son esprit veut dire, avant tout, ne pas céder, ni sur le fond ni sur la forme. Après tout, on n’a jamais autant parlé de la Russie et de son leader. La Russie peut bien mériter plus que jamais sa réputation de « puissance pauvre », elle n’en apparaît pas moins comme incontournable, au moins par sa valeur de nuisance, au moment où l’Amérique d’Obama est plutôt perçue comme une puissance autant inadéquate qu’indispensable.
La Turquie d’Erdogan n’est peut-être plus la démonstration qu’islam et démocratie, islam et modernité sont compatibles. Elle n’est plus ce qu’elle semblait être au début des révolutions arabes, c’est-à -dire un modèle. Mais elle demeure, non plus grâce à , mais en dépit d’Erdogan, un acteur clef de la scène moyen-orientale entre les ambitions rivales de l’Iran chiite et de l’Arabie saoudite sunnite.
La Russie et la Turquie peuvent bien être engagées dans un processus compétitif de dérive autoritaire, les cartes d’Ankara semblent objectivement meilleures que celles de Moscou. Est-ce une raison supplémentaire de craindre plus l’évolution de la Russie que celle de la Turquie ?
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