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Zaman France, le 08/12/2015
Par Didier BILLION
PARIS
Le mardi 24 novembre, l’aviation turque abattait en plein vol un bombardier russe aux alentours de la frontière syro-turque. Depuis lors, comme par une sorte d’enchaînement mécanique, nous assistons à un virulent bras-de-fer diplomatique entre Moscou et Ankara, assorti d’un jeu de sanctions économiques russes à l’encontre de la Turquie.
On peut légitimement se demander pourquoi les autorités turques ont pris une décision aussi grave, qui, non seulement, semble aller à l’encontre des intérêts nationaux du pays mais risque aussi d’être un facteur de déstabilisation supplémentaire dans une région déjà en proie au chaos. Deux hypothèses principales peuvent être formulées.
Ankara, isolée sur le sort de Bachar al-Assad
La première nous ramène à la politique menée par la Turquie sur le dossier syrien à partir de l’été 2011. Nous savons que, depuis ce moment, Recep Tayyip Erdoğan développe une ligne politique dont il ne s’est pas départi : faire chuter le régime de Bachar al‐Assad. A maintes reprises, le président de la République turque et son actuel Premier ministre nous ont doctement expliqué que le régime syrien allait tomber dans les meilleurs délais. Or, même si considérablement affaibli, ce dernier est toujours en place.
C’est pourquoi des Etats, dont la France par exemple, qui partageaient précédemment la même analyse que la Turquie, sont en train d’infléchir leurs positions, considérant désormais que la priorité est de détruire Daech et que le sort du président syrien devra seulement être examiné au cours, ou à l’issue, d’un processus de négociations.
C’est l’objet de la tournée diplomatique, notamment aux Etats-Unis et en Russie, qui a été initiée par François Hollande à la fin du mois de novembre. Or, pour leur part, les autorités politiques turques n’ont pas modifié leur ligne politique et se retrouvent ainsi, sur ce dossier syrien, assez isolées.
En abattant le bombardier russe, Ankara a visiblement tenté de réduire la marge de manoeuvre politique de la Russie, dont chacun comprend qu’elle dispose, actuellement, des meilleurs atouts pour faire valoir ses initiatives et propositions visant à sortir, de façon négociée, de la crise syrienne. Ainsi, par cet acte de guerre contre l’aviation russe, Ankara endosse la lourde responsabilité de retarder la mise en place d’une coalition la plus large possible pour combattre et vaincre Daech.
Ankara, isolée sur l’implication des Kurdes au sol
La deuxième hypothèse, non contradictoire avec la première, concerne la lancinante question kurde. Chacun des acteurs de la situation régionale comprend désormais que les bombardements contre Daech, s’ils sont nécessaires, ne seront pas suffisants pour vaincre l’organisation terroriste. Néanmoins, aucun des Etats concernés ne souhaite envoyer des troupes au sol pour combattre les milices djihadistes.
Les seules forces capables de le faire avec une certaine efficacité sont, à ce jour, les Kurdes, et plus particulièrement ceux organisés au sein du Parti de l’union démocratique (PYD), dont nous savons qu’il est en réalité la projection syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ce dernier étant concomitamment redevenu l’ennemi public numéro un en Turquie.
C’est pourquoi Ankara se trouve en porte à faux vis-à-vis de ses alliés – américains, français, allemands… ‐ qui, pour leur part, comprennent confusément qu’il faut aider le PKK pour tenter de combattre Daech avec efficacité. On comprend ainsi, dans ce contexte complexe, que la décision turque d’abattre un bombardier russe est lourde de conséquences, pas seulement au niveau des relations bilatérales avec Moscou, mais aussi sur les possibilités de régler politiquement la crise syrienne.
« Poutine possède la réputation d’avoir de la mémoire »
Nous savons qu’en dépit des évolutions réelles et positives des relations entre la Turquie et la Russie au cours des dernières années, il persiste un vieux fond de méfiance réciproque qui s’explique par la longue histoire. Mais, alors que les deux Etats incarnent des approches politiques radicalement opposées sur le dossier syrien, il était néanmoins notoire que, depuis quatre ans et demi, à chaque fois que des entretiens de haut niveau étaient organisés, notamment entre V. Poutine et R. T. Erdogan, le dossier syrien fut relégué au second plan pour éviter d’aborder le sujet qui fâchait.
Mais nous sommes désormais entrés dans une nouvelle séquence et ce sont les tensions qui vont désormais prévaloir entre Ankara et Moscou. Les sanctions édictées par Vladimir Poutine à l’encontre de la Turquie sont claires. Néanmoins il faut comprendre qu’aucun des deux partenaires n’a intérêt à une rupture totale, notamment sur les dossiers économiques.
Chacun a besoin de l’autre et aucun ne franchira les limites rédhibitoires, même si la relation est asymétrique et que la Turquie a probablement plus à perdre que la Russie. La situation va être contrôlée et ce contentieux bilatéral probablement retomber graduellement, même si Poutine possède la réputation d’avoir de la mémoire.
La tension turco-russe fera-t-elle voler en éclats la coalition contre Daesh ?
Le plus grave se situe ailleurs. La décision turque va compliquer les efforts de mise en œuvre d’une grande coalition contre l’Etat islamique et retarder la perspective d’un règlement politique de la crise syrienne. Probablement était-ce le but de Recep Tayyip Erdogan. Nous savons que les divergences d’approche sont fortes entre les différentes parties au conflit syrien.
Ainsi, par exemple, la France considère désormais que les Russes doivent devenir des alliés dans le cadre d’une coalition unique. Obama, pour sa part, semble beaucoup plus réticent. Ce qui rend le dossier infiniment complexe, c’est que la Syrie est désormais le lieu d’une guerre par procuration et que les Etats possèdent à son égard des agendas politiques et des projets différents. Si chacun comprend qu’il n’y aura pas de solution strictement militaire, il faut admettre que la possibilité d’un accord sur une solution de compromis politique est très ténue.
Quelques linéaments d’espoir sont toutefois apparus, notamment à l’occasion des deux conférences internationales organisées à Vienne et qui ont la vertu d’avoir rassemblé 17 pays autour d’une même table. Le processus engagé est extrêmement fragile et infiniment compliqué. Les points de vue de départ sont très éloignés, ce qui rend leur convergence difficile, mais une fragile lueur d’espoir existe toutefois.
L’incident aérien entre la Turquie et la Syrie complique encore plus les choses. C’est en ce sens que la responsabilité des autorités politiques d’Ankara est lourde de conséquences. Il est plus que jamais nécessaire que Recep Tayyip Erdogan modifie son approche de la crise syrienne et s’inscrive, enfin, dans le cadre de sa résolution politique. Il en va des intérêts nationaux de la Turquie et des possibilités de stabilisation de la région.
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