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Le Monde, le 12/06/2020
ÉDITORIAL
L’échec du maréchal Haftar marque une nouvelle étape du confit dans ce pays crucial pour la sécurité de l’Europe.
Editorial du « Monde ». Pendant que les Américains regardaient ailleurs et que les Européens essayaient de se mettre d’accord, la Russie et la Turquie se sont partagé la Libye. C’est, à peine simplifié, ce qui vient de se passer dans ce pays méditerranéen crucial pour la sécurité de l’Europe, qui se retrouve soumis à une partition de facto : à l’ouest, la Tripolitaine, où les forces mobilisées par le président turc Erdogan ont permis au gouvernement d’accord national (GAN) de Faïez Sarraj de repousser l’offensive du maréchal Khalifa Haftar et de reprendre le contrôle de la région, et, à l’est, la Cyrénaïque, sur laquelle règne le maréchal rebelle, replié sur Benghazi après l’échec de son assaut sur Tripoli. Soutenu par l’Egypte et les Emirats arabes unis, il bénéficie, lui, de l’appui militaire de la Russie.
La chute, le 5 juin, du dernier bastion du maréchal Haftar en Tripolitaine a marqué la fin de son offensive lancée le 4 avril 2019 pour tenter de s’imposer à la tête du pays. Il s’en est fallu de peu qu’il y parvienne, à la tête de ses troupes autoproclamées Armée nationale libyenne (ANL), avec l’aide précieuse des mercenaires russes, membres du fameux groupe Wagner, dont le nombre a pu dépasser le millier. Mais Faïez Sarraj s’est trouvé un allié plus puissant encore, Recep Tayyip Erdogan, auquel il a encore rendu visite à Ankara le 4 juin. C’est à la Turquie, à ses drones et aux quelque 7 000 hommes de milices syriennes qu’elle a fait venir d’Idlib que le GAN doit son salut.
Voici donc la Libye, comme la Syrie, sous tutelle turco-russe. Ce tournant dans l’histoire de ce pays, ravagé par les luttes entre milices locales et groupes islamistes depuis la révolution qui a renversé le colonel Kadhafi en 2011, est une mauvaise nouvelle pour l’Union européenne. Elle l’est notamment pour la France, qui s’est montrée bienveillante à l’égard du maréchal Haftar, dans lequel elle voyait le meilleur rempart contre le terrorisme islamiste, mais dont elle a sous-estimé la stratégie de conquête. Paris regarde aujourd’hui avec inquiétude la Turquie prendre pied durablement en Libye, une évolution qui, reconnaît-on à l’Elysée, change la donne en créant une pression stratégique et politique sur l’Europe.
Divergences occidentales
Car M. Erdogan ne se contente pas, à travers le contrôle qu’il exerce sur Tripoli, de garder un précieux levier sur la route migratoire libyenne et de s’assurer une place de choix dans la distribution des revenus du pétrole. Il a aussi obtenu de Faïez Sarraj, en échange de l’aide militaire qu’il lui apporte, la validation des prétentions maritimes turques sur la Méditerranée orientale, où la Turquie enfreint allègrement les règles du droit international, au grand dam de la Grèce et de Chypre.
Aujourd’hui, les Européens assistent au spectacle de deux puissances expansionnistes étrangères au Moyen-Orient, la Russie et la Turquie, impliquées dans deux guerres par procuration, en Libye et en Syrie. Bloquée par le veto russe au Conseil de sécurité de l’ONU, la communauté internationale a été incapable de protéger un gouvernement, le GAN, qu’elle avait elle-même mis en place. Voisine de la Libye, la Tunisie peut également se trouver fragilisée. Plus inquiets, eux, de l’emprise russe sur la Libye que de celle de la Turquie, les Etats-Unis semblent se réveiller. Mais ces divergences occidentales sur la hiérarchie des périls, russe ou turc, augurent mal de la capacité des Européens et des Américains à enrayer la surenchère au sud de la Méditerranée.
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