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Le Monde, le 04.04.2016
Par Adéa Guillot (Chios Grèce, envoyée spéciale)
Lundi 4 avril au matin, un bateau de la compagnie Erturk est parti du port de l’île grecque de Chios avec soixante-six migrants qui venaient de monter à bord dans le calme, accompagnés chacun par un policier. Le navire a pris la direction de Dikili, sur la côte turque. Certaines personnes renvoyées étaient menottées. Menottes qui leur ont été ensuite enlevées, ont assuré les autorités grecques. Au même moment, 136 migrants sont partis de Lesbos dans la même direction. Les autorités n’ont pas encore donné de détails sur leurs nationalités.
La Grèce a commencé à renvoyer lundi des migrants en Turquie, conformément à l’accord conclu le 18 mars entre Ankara et l’Union européenne (UE). Cet accord prévoit le renvoi en Turquie de toute personne arrivée irrégulièrement en Grèce après le 20 mars, y compris les demandeurs d’asile syriens. En contrepartie, pour chaque Syrien renvoyé, un autre doit être « réinstallé » dans l’UE depuis le territoire turc, dans la limite maximale de 72 000 places. Un premier groupe de 35 Syriens devait arriver lundi à Hanovre en Allemagne. 16 d’entre eux sont arrivés pour être pris en charge dans un centre de réfugiés à Friedland.
Quelque 500 personnes devraient quitter l’île grecque de Lesbos vers le port turc de Dikili, entre lundi et mercredi, à bord de deux navires turcs affrétés par l’agence Frontex, chargée des frontières extérieures de l’Union européenne. Environ 200 migrants devraient aussi quitter Chios. « Des personnes n’ayant pas déposé une demande d’asile en Grèce », affirme une source policière.
Dimanche, les migrants exprimaient leur peur d’être expulsés. « Je refuse absolument de repartir en Turquie », dit Sharrkar Habib, un Pakistanais de 27 ans qui fait partie des 700 migrants qui ont forcé les barbelés du centre d’enregistrement (« hot spot ») de Vial, sur l’île de Chios, le 1er avril. Depuis, il dort au port et participe chaque jour aux manifestations organisées par les hommes de ce campement improvisé au cœur de la ville. « Freedom! No back to Turkey! », hurlent-ils à pleins poumons toutes les deux heures. « J’ai passé six mois à bosser comme docker à Istanbul, et à la fin mon patron a refusé de me payer, en me menaçant de me dénoncer à la police. La Turquie n’est pas un pays sûr. Et puis, je suis certain qu’ils me renverront au Pakistan. Mais là -bas je travaillais pour un programme de santé qui distribuait aux enfants pauvres un médicament américain pour la croissance, et les talibans m’ont dans le viseur. Si on m’oblige à m’embarquer pour la Turquie, je me jette à la mer ! »
« J’ai entendu que la police allait venir nous déloger cette nuit », lance un ami de Sharrkar. « Non, non, ils vont essayer de nous renvoyer en Turquie, car on n’a pas fait de demande d’asile », répond un autre. Amarré à quelques mètres de là , un catamaran de la compagnie turque Erturk intrigue. « C’est dans ce petit bateau qu’ils veulent nous renvoyer là -bas ? », demande Abdallah Alkiem, un infirmier syrien de 25 ans qui passe son temps à écrire des slogans en anglais sur des bouts de carton. C’est bien le bateau qui est parti lundi avec 66 migrants. « T’inquiète pas, le rassure son copain. Ils ne renvoient que des gens qui sont encore au camp de Vial, on a bien fait de partir de là -bas, et il faut refuser d’y retourner. »
« Des failles sérieuses dans la procédure d’asile »
Des migrants embarquent à bord d’un bateau turc dans le port de Mytilène, lundi 4 avril.
Selon une nouvelle loi réorganisant l’asile en Grèce, adoptée le 1er avril, les migrants susceptibles d’être renvoyés en Turquie doivent, soit avoir renoncé à leur droit de demander l’asile en Grèce, soit avoir été déboutés de leur demande en première instance. Le gouvernement grec affirme que la loi respecte totalement la convention de Genève de 1949, texte fondateur des droits des réfugiés en Europe, mais le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) lui-même se dit inquiet des conditions d’application de l’asile dans les quatre centres d’enregistrement des îles de la mer Egée. « Il y a des failles sérieuses dans la procédure d’asile. Nous demandons à l’Etat de garantir que chaque demande sera évaluée individuellement et que le droit à l’appel sera respecté », explique Katerina Kitidi, porte-parole du HCR présente à Chios.« Et puis, il faut aussi prévoir des conditions décentes d’hébergement, en privilégiant toutes les solutions en dehors de la détention, le temps de l’examen du dossier. »
Or, depuis le 20 mars, les camps d’enregistrement, qui étaient jusqu’ici des camps ouverts, se sont transformés en centre de détention. Tous les nouveaux arrivants, jusqu’à 1 700 sur l’île de Chios (alors que la capacité du camp de Vial n’excède pas 1 200 places), sont enfermés, jusqu’à ce que le service d’asile ait statué sur leur sort. A condition qu’ils aient pu déposer une demande d’asile.
« On a décidé de s’échapper »
« Moi, je suis arrivé le 21 à Chios, raconte Sharrkar. Trente fois j’ai frappé à la porte du bureau d’asile, trente fois on m’a dit de revenir plus tard. Quinze jours que ça dure ! Au final, quand la date des renvois vers la Turquie a commencé à se rapprocher et que des bagarres ont éclaté entre Afghans et Syriens à Vial, on a décidé de s’échapper. » Jusqu’au 20 mars dernier, les camps d’enregistrement servaient principalement à enregistrer des migrants en transit vers les pays du nord de l’Europe. D’un coup les services d’asile de ces centres se sont retrouvés débordés de demandes sans le personnel nécessaire, car l’Europe n’a toujours pas envoyé les 4 000 agents promis au lendemain de l’accord du 18 mars. La France diligente environ 200 personnes. Pour l’instant, il s’agit principalement de policiers et CRS pour participer aux opérations de renvoi qui prévoient que chaque migrant sera escorté par un policier grec ou un agent de Frontex. Le renfort en personnel qualifié pour l’asile tarde encore.
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