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France Culture, le 17/01/2020
Par Anne Andlauer et Fiona Moghaddam
La Turquie a levé en milieu de semaine le blocage de Wikipédia instauré depuis avril 2017 dans le pays et se conforme ainsi à une décision de la Cour constitutionnelle. Mais de nombreux autres sites restent censurés dans ce pays où de très nombreux journalistes sont emprisonnés.
En mai 2019, la fondation Wikimedia, qui héberge le site de Wikipédia, avait annoncé avoir porté plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) contre l’interdiction de son encyclopédie en ligne en Turquie.
Depuis mercredi, les Turcs peuvent à nouveau consulter les pages de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. En avril 2017, les autorités avaient décidé de bloquer le site, en raison de deux articles faisant un lien entre Ankara et des organisations extrémistes. Une décision de la Cour constitutionnelle turque est venue levée cette interdiction. Toutefois, Ankara continue de bloquer l’accès à de nombreux autres sites dans le pays où la liberté des médias reste très limitée, avec un nombre record de journalistes emprisonnés.
Wikipédia bloqué depuis près de trois ans
Cela faisait près de trois ans que l’intégralité du site Wikipédia était inaccessible aux internautes basés en Turquie. Un cas quasi-inédit dans le monde, avec celui de la Chine. Les autorités ont pris acte d’une décision de la Cour constitutionnelle qui avait dénoncé une violation de la liberté d’expression.
D’après la Cour constitutionnelle turque, l’interdiction de Wikipédia viole la liberté d’expression, notamment celle de particuliers qui s’étaient adressés à elle pour réclamer la fin du blocage.
Officiellement, le blocage de Wikipédia n’était lié qu’à deux articles – sur 50 millions – qui accusaient le gouvernement turc de soutenir financièrement et militairement des organisations terroristes. Pour le juriste et politologue Mehmet Cemil Ozansü, ces deux articles n’étaient qu’un prétexte. Il estime que l’encyclopédie participative dérange le pouvoir précisément pour ce qu’elle est : une source de savoirs libres.
Le gouvernement voudrait que la jeunesse turque, en particulier, s’informe exclusivement via les canaux qu’il contrôle – les journaux, les séries télé, etc. Il voudrait contrôler totalement l’accès au ‘savoir’ et c’est pour cela que Wikipédia les dérange tant. Ils ne veulent pas d’une source d’informations absolument libre.
Mehmet Cemil Ozansü, juriste et politologue turc
La censure, pratique courante en Turquie
Le blocage de Wikipédia n’était que l’une des facettes les plus visibles de la cybercensure en Turquie. Selon l’Association pour la liberté d’expression, au moins 245 000 sites sont inaccessibles dans le pays.
D’ailleurs, Mehmet Cemil Ozansü estime que la décision de la Cour constitutionnelle ne signifie pas, loin de là , la fin de toute censure sur l’internet turc :
Chaque cas continuera d’être jugé de manière individuelle et indépendante. Il n’est pas question ici d’une décision générale et contraignante. En revanche, il faut souligner que la Cour constitutionnelle a donné raison à des particuliers qui faisaient valoir que le blocage du site portait atteinte à leurs droits. Elle a accepté de les considérer comme victimes. C’est une base juridique pour l’avenir.
Les réseaux sociaux turcs, qui saluent depuis mercredi le retour de Wikipédia, sont eux-mêmes étroitement surveillés. La Turquie demande notamment plus de retraits de contenus à Twitter que n’importe quel autre pays au monde.
La loi n°5651 contestée
La loi n°5651 régit les règles d’internet en Turquie. Adoptée en 2007, elle vise notamment à prendre des mesures préventives contre les messages prônant l’usage de drogue, incitant au suicide, à l’exploitation sexuelle, au jeu, etc. D’après un avis de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe (ou Commission européenne pour la démocratie par le droit), en 2010 déjà , l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) indiquait que cette loi n°5651 empêchait la population d’accéder également aux contenus et informations licites. La « Cour constitutionnelle [turque] a joué un rôle crucial de contrôle des autorités exécutives concernant la liberté d’expression sur internet « . Dans deux décisions rendues en 2014, les juges ont permis de lever les interdictions d’accès à Twitter et YouTube.
La « loi internet » a été modifiée à plusieurs reprises en 2014, de sorte que le blocage ne peut être que pour une durée limitée et doit d’abord viser une publication unique et non un site entier, excepté sous certaines conditions. Mais dans un communiqué de presse en avril 2016, la représentante de l’OSCE pour la liberté des médias Dunja Mijatović indiquait que « plus de 110 000 sites internet et des milliers d’URL liées à des réseaux sociaux et à des sites d’actualités avaient été bloqués depuis la Turquie, pour beaucoup sans contrôle judiciaire ». Elle ajoutait que « plusieurs dispositions de la loi 5651 avaient été utilisées pour bloquer les sites internet dans le pays » et elle s’inquiétait d’une entrave au « droit du public à accéder aux informations sur internet » et d’un « impact négatif sur le pluralisme des médias et la liberté d’expression ».
La censure des médias
La censure d’internet et des médias n’a cessé de s’amplifier en Turquie. Comme l’explique le spécialiste de la Turquie Aurélien Denizeau dans son article de février 2017 « Les médias turcs aujourd’hui : que reste-t-il ? », les chaînes de télévision et de radio privées sont apparues dans les années 1990 en Turquie et ont ainsi profité « du relâchement du traitement autoritaire des décennies précédentes et c’est seulement dans les années 2000 que l’on assiste à une certaine libéralisation du monde médiatique ». Si « l’arrivée au pouvoir de l’AKP, explique le chercheur, s’accompagne d’une ouverture inédite, avec des réformes démocratiques qui améliorent la situation des médias », le parti a en parallèle « conservé plusieurs lois contraignant la liberté des médias ».
En mars 2018, Dogan Holding, groupe leader des médias dans le pays, a été racheté par Erdogan Demirören, un milliardaire proche du président Recep Tayyip Erdogan. Dans un article du Monde de mars 2018, une ancienne journaliste du groupe affirmait que « 90% des médias du pays sont entre les mains de l’exécutif ».
Dans divers communiqués publiés ces dernières années, Reporters sans frontières s’est alarmée de la censure d’internet des médias en Turquie. En 2019, l’association a classé le pays à la 157e place sur 180 dans son classement mondial de la liberté de la presse, juste derrière l’Irak.
En octobre 2019, le magazine français Le Point a été visé par une plainte du président Erdogan pour sa Une dans laquelle il qualifiait le président turc d’ »éradicateur » et interrogeait « va-t-on le laisser massacrer les Kurdes (et menacer l’Europe) ? » En 2018, l’hebdomadaire avait déjà été visé par des militants pro-Erdogan, le président turc était qualifié en Une de « dictateur ».
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