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Le Monde, le 21/12/2018
Propos recueillis par Allan Kaval
La chef politique kurde Ilham Ahmed a alerté les autorités françaises sur les risques de renaissance de l’EI à la suite du retrait américain et dans la perspective d’une offensive d’Ankara.
Coprésidente du Conseil démocratique syrien, qui chapeaute les institutions en place dans le nord-est du pays, Ilhan Ahmed est une des principales responsables politiques kurdes de Syrie. Interlocutrice régulière des Etats de la coalition, elle était, vendredi 21 décembre, à Paris pour rencontrer des conseillers d’Emmanuel Macron, alors que le retrait des troupes américaines en Syrie, et notamment dans les zones contrôlées par les Forces démocratiques syriennes (FDS) à dominante kurde, ouvre la voie à une offensive de la Turquie.
Ankara a déjà massé des troupes à la frontière. Après avoir chassé l’organisation Etat islamique de tout le nord-est de la Syrie et avoir repris le contrôle fin 2017 de la capitale du « califat », Rakka, avec le soutien de la coalition internationale contre l’EI, les FDS sont confrontées à une menace existentielle.
Quel est le résultat de vos échanges avec les autorités françaises ?
Nous avons exposé à nos interlocuteurs nos craintes au sujet des suites du retrait des Etats-Unis de Syrie, et nous avons voulu étudier avec eux ses conséquences catastrophiques pour la lutte contre Daech [acronyme arabe de l’EI]. Nous souhaitons que les Français restent et nous savons qu’ils sont contre ce retrait, mais nous savons aussi qu’à ce stade le départ des Américains entraînera celui des Français.
Abandonnés par nos alliés, le risque principal auquel nous serions confrontés viendrait de la Turquie, qui menace de nous envahir avec ses supplétifs islamistes, qui ne sont pas différents des djihadistes de Daech. Nous avons donc demandé à la France de faire pression sur la Turquie, qui est un pays de l’OTAN, pour éviter cela. C’est une obligation morale. Nous avons envoyé nos fils et nos filles au combat pour la sécurité de l’Europe. Nous avons perdu des milliers de jeunes pour cet objectif.
Nous avons aussi dit à nos interlocuteurs que si notre région était envahie, nous ne serons plus en mesure de contrôler nos prisons et qu’il faudra craindre que les centaines de djihadistes étrangers que nous gardons dans nos prisons pour le compte des pays occidentaux, dont la France, s’échappent. Il est évidemment hors de question pour nous d’ouvrir les portes des prisons, mais si la situation nous échappe, c’est le risque.
Nos alliés doivent bien comprendre que si nous perdons le contrôle de notre territoire à cause de leur retrait, nous n’allons pas prendre les terroristes étrangers avec nous. Ce n’est pas seulement de la survie de notre peuple qu’il s’agit, c’est de la sécurité des rues de Paris et des villes européennes. Si la Turquie nous attaque, l’Etat islamique sera renforcé et la sécurité de l’Europe sera à nouveau menacée.
Le retrait américain marquerait la fin de la lutte contre l’Etat islamique ?
Nous avons combattu avec les Américains, les Français et nos autres alliés pour vaincre les djihadistes, les chasser du nord de la Syrie. Ensemble, nous avons repris Rakka. Notre combat a servi à protéger les Etats occidentaux et leurs populations du terrorisme.
Aujourd’hui, nous risquons d’être livrés à nous-mêmes et attaqués par la Turquie. Nos forces seront dirigées vers la frontière pour nous défendre et nous ne pourrons plus poursuivre la lutte contre les djihadistes. Le retrait américain de Syrie est une excellente nouvelle pour l’Etat islamique.
Nous avons des informations qui nous reviennent de nos services de renseignement et qui indiquent qu’ils se préparent à être de plus en plus offensifs dans la région de Deir ez-Zor et que leurs cellules dormantes s’activent à Rakka, leur ancienne capitale. Ils peuvent revenir. Nos victoires communes avec les pays occidentaux sont menacées. Si les Américains se retirent, nos autres alliés doivent prendre leurs responsabilités. C’est dans leur propre intérêt. Mais ils les fuient. Nous n’avons pas encore de nouvelle rencontre prévue avec des responsables français.
A quels scénarios vous préparez-vous ?
Une première offensive turque pourrait avoir lieu sur les localités de Manbij, Tall Abyad et aussi Kobané, qui sont proches de la frontière turque. Mais le plan de la Turquie va plus loin. L’Etat turc veut prendre le contrôle de l’ensemble du nord de notre territoire. C’est là que se trouve l’essentiel des populations kurdes. Ils veulent faire du nettoyage ethnique, pousser les Kurdes à partir et les remplacer par des populations qui leur sont favorables.
C’est ce qu’ils ont fait au début de l’année, quand ils ont pris le contrôle de la région kurde d’Afrin, où les exactions, les meurtres de civils ont été nombreux. Si la Turquie et les milices islamistes qu’ils soutiennent et qui se massent côté turc le long de la frontière entrent sur notre territoire, on peut craindre des massacres de grande ampleur.
Voilà ce qui va arriver si notre région n’est pas protégée. Les pays de la coalition seront aussi responsables de ces massacres. Nous résisterons. Nous nous défendrons et, si la Turquie occupe notre territoire, nous y mènerons des actions de guérilla.
Comme nous aurons retiré nos forces de la région de Deir ez-Zor pour nous défendre au nord, le régime et les forces iraniennes qui sont déployées à proximité se déploieront et prendront immédiatement le contrôle des ressources en hydrocarbures qui s’y trouvent. Nous serons attaqués sur deux fronts.
Les autorités du nord-est de la Syrie pourraient-elles passer un accord avec le régime de Damas pour organiser son retour sur ce territoire et éviter une guerre ?
Nous voulons trouver un compromis équitable avec le régime syrien. Mais ce dernier veut un retour à la situation antérieure, revenir à zéro. Nous perdrions nos forces armées, nos institutions, notre autonomie. Un tel recul serait inacceptable pour notre peuple. Quoi qu’il en soit, le régime ne décide pas seul. Il dépend de la Russie et de l’Iran. Et nous avons toutes les raisons de penser qu’il existe un accord entre l’Iran, la Russie et la Turquie contre nous.
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