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Le Point, le
PAR VALÉRIE MARIN LA MESLÉE
Emprisonnée. Asli Erdogan, au cÅ“ur d’Istanbul, en 2008. Symbole de la répression du Ârégime, la Âromancière est en prison depuis le 16 août. Le Pen Club de Suède lui décerne le prix ÂTucholsky 2016. © Mehmet Kacmaz/NAR PHOTOS-REA
Dans les librairies d’Istanbul, Kafka s’impose en couverture d’Ot, revue littéraire prisée des jeunes lecteurs, et les rééditions de son Å“uvre fleurissent. Dans les librairies d’Istanbul, les romans d’Asli Erdogan s’exposent en piles, tandis que la romancière, devenue le symbole du pouvoir dictatorial de son homonyme président, risque de laisser sa santé en prison où elle croupit depuis la mi-août. Bienvenue au pays de l’absurde et de l’arbitraire : vue du milieu littéraire, dans lequel nous avons plongé trente-six heures à la mi-novembre à Istanbul, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan dépasse tout ce que les intellectuels ont connu jusque-là . Par le passé, ils étaient condamnés, comme opposants de gauche, à la prison ou à l’exil. Mais aujourd’hui tout peut arriver. Sans que personne puisse dire quand ni comment, et surtout pas pourquoi.
Dans ce chaleureux restaurant de l’avenue Bagdad, côté mer de Marmara, face aux îles des Princes, les unes du célèbre supplément littéraire Cumhuriyet Kitap tapissent les murs. Ici, on boit encore de l’alcool. L’écrivain Yigit Bener, auteur, notamment, de l’éclairant Revenant (Actes Sud) et interprète professionnel (y compris, de temps à autre, de celui du président Erdogan), nous y donne rendez-vous. « Chaque jour, on se lève en se demandant quelle nouvelle nous attend : attentat, coup d’État, arrestation… Du jour au lendemain, j’apprends que mon ami Turhan Günay, 70 ans, directeur du supplément littéraire du quotidien Cumhuriyet [La République], a rejoint en prison les membres de la direction, parce que le journal, dixit le procureur, aurait agi dans le sens des intérêts des gülenistes [la secte de Fethullah Gülen, accusé d’avoir fomenté le coup d’État du 15 juillet dernier, NDLR] et du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan] sans se soucier de leur appartenance effective à ces organisations. On a même accusé l’un d’eux, Kadri Gürsel, de messages subliminaux dans ses éditoriaux… »
Pouvoir sans limites
Les prisons, les écrivains turcs connaissent. Au pays du poète Nazim Hikmet, on ironise jusqu’à dire qu’une carrière littéraire est difficilement exempte d’un séjour dans les geôles de l’État. Mais, aujourd’hui (et jusqu’à nouvel ordre…), les journalistes, plus que les écrivains, sont dans la ligne de mire du pouvoir, sauf si ces derniers s’expriment dans la presse d’opposition ou sont suspectés de la soutenir (selon des critères impénétrables). Alors, en débarquant dans la très fréquentée Foire du livre d’Istanbul avec pour guide le spécialiste de littérature turque Timour Muhidine, on se demande comment va tourner la manifestation de solidarité qui débute ce 17 novembre sur le stand de Cumhuriyet. « Non, le gouvernement n’osera pas interdire une telle initiative en plein Salon du livre, il y a des limites », rassure le poète Ataol Behramoglu, chroniqueur du journal depuis vingt ans, tout en prenant place à côté du romancier Nedim Gürsel, venu de Paris, et d’autres proches de la rédaction pour signer l’exemplaire remis aux visiteurs solidaires qui font la queue.
Aujourd’hui en Turquie on vit un coup d’État comme on n’en a jamais vu. Non pas militaire, mais civique.
Les limites du pouvoir Erdogan ? Justement, ce sont elles que chacun cherche à évaluer dans un contexte où le terrorisme, qui a encore frappé Istanbul le 10 décembre, « autorise » tout. En face, la tétanisation – parfois déjà la résignation – tranche avec l’énergie trépidante de la ville, où les chantiers immobiliers, notamment culturels, abondent. « Notre journal, libéral de gauche, a toujours été plus ou moins une menace pour le pouvoir de droite, mais aujourd’hui en Turquie on vit un coup d’État comme on n’en a jamais vu. Non pas militaire, mais civique. Celui d’un régime fasciste et surtout hypocrite, qui menace la santé mentale », analyse Behramoglu, qui a passé sept ans en exil après le coup d’État de 1980. Onze ans pour la romancière Oya Baydar et son mari, revenus au pays en 1991. Lui, Aydin Engin, fait partie des journalistes prisonniers (libéré provisoirement pour raisons de santé). « On n’a jamais connu cet état d’urgence durable où des prisonniers ignorent quand ils seront jugés et sont emprisonnés sans savoir pourquoi, dit Oya Baydar. Le pouvoir en place ne supporte pas la presse d’opposition. »
Mais Cumhuriyet est un symbole fort : « J’avoue que cela m’a fait un choc quand le pouvoir a commencé à toucher à ce journal que je lis depuis ma jeunesse, confie cette universitaire. Je ne sais pas jusqu’où cela peut aller. » Pour autant, elle garde sa confiance dans le président élu. Comme une partie de la population. Pour elle, Erdogan a fait barrage au coup d’État et conserve l’image de celui qui a évité à la Turquie un nouveau traumatisme après des années de pouvoir militaire. « Le peuple ne soutenait pas les militaires. Avec Erdogan, c’est différent. Il est un prophète pour de nombreux musulmans et même pour les nationalistes de gauche, il est le leader d’un pays humilié d’être rejeté par l’Europe, souffrant d’un complexe d’infériorité… » ajoute Oya Baydar.
L’essentiel pour un écrivain engagé est de continuer à s’exprimer partout où c’est encore possible, et notamment sur les sites web, avec des appels à la contestation citoyenne, et sur les médias sociaux. Quand il a su son ami journaliste en prison, Yigit Bener a aussitôt publié sur Facebook une photo de Turhan Günay et de lui en train de boire et de rire, avec la légende suivante : « Ah bon, toi aussi, tu serais un terroriste islamiste ? » Au moins a-t-il a assumé publiquement leur proximité, ce que d’autres évitent parfois pour ne pas risquer d’être les prochains sur la liste. Quand la peur ne muselle pas, c’est l’attentisme qui freine dans une société fractionnée, éclatée, incapable d’y voir clair. Mais les plus résistants ne baissent pas les bras, surtout dans les rangs des aînés, qui en ont vu d’autres. « Tout le monde a conscience d’être ensemble dans le danger, d’autant plus pernicieux que le régime se prétend démocrate. Mais personne n’est seul », déclare le poète Ataol Behramoglu.
Pas seule, la romancière Asli Erdogan, entourée de l’autre côté des murs par un comité de soutien. Elle a manifesté son appui à la cause kurde et le paie au prix fort, tout comme la linguiste Necmiye Alpay, arrêtée le même jour. « Auparavant, c’était pire, rappelle son aînée Oya Baydar, condamnée à sept ans de prison en 1974 pour avoir osé écrire un article dans une revue en parlant des peuples, alors que de peuple, il n’est censé n’y avoir qu’un, turc. Mais tout était en train de s’ouvrir. L’AKP, le parti d’Erdogan et lui-même, au début, ont montré des signes encourageants. Jusqu’à que ce le parti HDP [Parti démocratique des peuples, représentant légal du mouvement kurde, dont plus de 100 membres viennent encore d’être arrêtés, NDLR] arrive au Parlement. Et cela, Erdogan ne l’a pas supporté. » Pour autant, Baydar a publié des Dialogues dans la forteresse entre Kurdes et Turcs, dans le décor de la ville kurde détruite de Diyarbakir, qui ont paru en juin. Sans qu’elle soit inquiétée : « D’un côté, on est libre ; de l’autre, on vous arrête pour une autre raison que vos livres. Mais tout peut changer… »
Quand il n’est pas en train de purger tous les milieux (justice, police, éducation…) de ce qui peut ressembler de près ou de très loin à un güleniste, le régime traque tout soutien trop visible à la question kurde. C’est ce que confirme ce matin-là , dans les bureaux de Metis, sa maison d’édition au cÅ“ur du quartier cosmopolite de Beyoglu, l’écrivain, dramaturge, poète et romancier d’origine kurde et arménienne Murathan Mungan. Il décode la « solidarité démocratique » qui fait trembler Erdogan : « Le HDP lui est apparu comme un bloc ayant pour but de systématiser la liberté, l’égalité, la paix, la culture du vivre-ensemble. Les électeurs du HDP ne sont pas seulement des Kurdes. Ces démocrates qui ont une sensibilité commune sur la situation des Kurdes dérangent tous ceux qui soutiennent le gouvernement, ainsi que la droite et les nationalistes. »
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