Jean-François Pérouse, géographe, vit depuis 1999 à Istanbul, où il dirige l’Institut français d’études anatoliennes, un établissement français d’Istanbul relevant du ministère français des affaires étrangères et du CNRS. Erdogan. Nouveau père de la Turquie ? (François Bourin, 440 p., 26 €) est son dernier ouvrage, écrit avec Nicolas Cheviron.
L’évolution qu’incarne Recep Tayyip Erdogan dans l’histoire politique turque est interprétée comme une remise en cause de l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk. Comment peut-on définir le kémalisme, longtemps érigé en référence absolue ?
Le kémalisme n’est pas une doctrine politique figée dans un corpus théorique élaboré. C’est seulement un kit idéologique, une série de principes directeurs et programmatiques énoncés entre 1927 et 1934 par Mustafa Kemal ou son parti, le CHP, destinés à donner sens à l’essor de la République turque fondée en 1923. Principes réinterprétés au gré des circonstances depuis leur énonciation initiale. Les « six flèches » – laïcité, nationalisme, étatisme, républicanisme, populisme et révolution – relèvent plus de la communication politique en direction des masses que de la haute réflexion politique.
Ces concepts ne sont pas nouveaux. L’idéologie du progrès qui les innerve est présente à la fin du XVIIIe siècle au sein d’élites ottomanes en quête de réforme. L’Empire n’est plus. La République voit le jour sur les ruines d’une longue phase guerrière débutée en 1911 avec les aventures italiennes en Cyrénaïque puis les guerres balkaniques, qui se poursuit avec la première guerre mondiale et qui s’achève en 1922 avec la fin de la guerre d’indépendance, menée par Kemal contre les puissances alliées présentes sur l’actuel territoire turc. Une nouvelle nation doit être construite. Le califat autrefois détenu par le sultan ottoman est aboli en 1924 dans une logique de sécularisation du pouvoir. L’enseignement est unifié et placé sous le monopole de l’Etat. Les confréries religieuses sont interdites. La langue turque est réformée, le script arabo-persan est abandonné au profit de l’alphabet latin.