Avec plus de 15 millions d’habitants, deux fois plus qu’en 1990, Istanbul est la métropole la plus populeuse du bassin méditerranéen. Etendue sur plus de 100 kilomètres à la jonction de l’Europe et de l’Asie, l’ancienne capitale ottomane s’affirme toujours plus comme l’emblème du dynamisme économique et de l’identité refabriquée d’une Turquie devenue un acteur régional majeur. « C’est le bien le plus précieux du pays », aime à rappeler Recep Tayyip Erdogan, le président islamo-conservateur turc, lui-même originaire du très populaire quartier de Kasimpasa et ancien maire de l’immense agglomération. « Erdogan affiche clairement sa politique vis-à -vis de sa ville natale : en faire une plate-forme de promotion et une source de richesse pour l’ensemble de la Turquie », relève Jean-François Pérouse, géographe urbain et turcologue, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) d’Istanbul, qui, depuis plus d’un quart de siècle, étudie cette mégalopole en perpétuelle transformation et ses immenses chantiers qui concentrent plus de 12 % de l’ensemble de l’investissement public du pays.
« Il s’agit d’un effort pour faire d’Istanbul la vitrine de l’émergence et la capitale d’une Turquie puissante en quête de reconnaissance internationale » écrit Jana J. Jabbour, enseignante à Sciences Po Paris dans son étude sur la politique étrangère menée par l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002 et « l’invention d’une diplomatie émergente ».
Différents dans leur approche mais complémentaires, ces deux ouvrages sont aussi indispensables l’un que l’autre pour comprendre la longue série de victoires électorales de l’AKP et de son leader charismatique, ses succès sur la scène internationale puis sa dérive autoritaire.
Monstre urbain en gestation
 » Constatant l’incapacité des sciences sociales établies, partagées entre la fuite dans la théorie et le repli sur des centres historiques confortables, à rendre compte d’un monstre urbain alors en gestation, j’ai décidé d’investir ce dernier par ses marges en effervescence « , explique dès le début de son livre Jean-François Pérouse, inlassable piéton de l’immensité stambouliote.
Il raconte les changements de la cité et la démesure des projets  » fous « , selon les propres mots d’Erdogan, dont le creusement d’un canal doublant le Bosphore. Il expose les désastres écologiques créés par cette frénésie de développement urbain, aussi bien la circulation automobile, multipliée par six en vingt-cinq ans que la prolifération des shopping malls et la destruction des derniers poumons verts de la ville.  » Désenchantons Istanbul « , revendique le géographe, pulvérisant les habituels clichés  » qui aveuglent plus qu’ils ne guident dans la compréhension de ce territoire monde « .
L’Istanbul qu’il avait découverte dans les années 1980 était une ville grise, enfumée, rongée par la mélancolie de sa grandeur passée, ce  » hüzün  » dont parle magnifiquement le romancier et Prix Nobel Orhan Pamuk. Le démantèlement de l’empire ottoman après la première guerre mondiale, le  » rideau de fer  » après la seconde l’ont coupé de tout son hinterland (arrière-pays). La proclamation de la République en 1923 par Mustafa Kemal et l’installation de la nouvelle capitale à Ankara l’ont déchue de son rôle politique.
Tout change au début des années 1990 avec d’une part l’effondrement du bloc communiste qui refait d’Istanbul le grand carrefour commercial à la jonction des Balkans, de la mer Noire et du Moyen-Orient, et d’autre part la libéralisation économique et politique lancée par le premier ministre puis président Turgut Ozal. C’est dans ce sillage qu’une décennie plus tard s’inscrit Recep Tayyip Erdogan, encore plus clairement conservateur en politique et libéral en économie, pour redonner à l’islam toute la place qui fut la sienne avant la République et à la Turquie, héritière de l’empire ottoman, son rang dans le monde et avant tout au Moyen-Orient.
 » Il convient d’appréhender notre politique moyen-orientale au travers de la métaphore du tir à l’arc : plus nous tirons fort au Moyen-Orient et plus loin nous atterrissons sur la scène internationale « , résumait Ahmet Davutoglu, universitaire et spécialiste des relations qui fut, jusqu’à son limogeage, en mai 2016, le grand inspirateur de la politique étrangère d’Erdogan, qui l’appelait respectueusement  » hoca  » (maître). Jana Jabbour expose avec finesse la vision du monde de ce fervent croyant qui voulait redonner à la Turquie la centralité découlant de ce qu’il considérait être sa position géostratégique, l’importance de sa population, ses capacités militaires et le dynamisme de son économie. Le tout était enrobé de panislamisme et de nostalgies néo-ottomanes.
 » Comme de Gaulle qui invoquait la gloire, la grandeur, le rayonnement de la France pour mener une politique étrangère indépendante et autonome, le leadership turc fait appel à la grandeur du passé ottoman pour revendiquer un meilleur statut sur la scène internationale « , analyse la chercheuse, soulignant que la Turquie en tant que puissance émergente est naturellement et mécaniquement amenée à s’ériger en pôle d’attraction dans son environnement régional, donc au Moyen-Orient.
Cette politique fondée autant sur le softpower – l’économie, les ONG islamistes, les feuilletons télé – que sur le verbe de l’homme fort d’Ankara, devenu très populaire dans la rue arabe, fut au début un succès avant de se fracasser sur l’échec du  » printemps arabe  » et la guerre civile syrienne. La Turquie est revenue dans le giron des grandes puissances, comme en témoigne son alignement croissant sur Moscou dans la crise syrienne.
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