Istanbul: les accusés du parc Gezi à la barre
Le Figaro, 24/06/2019
Par Delphine Minoui
De notre correspondante à Istanbul
Amis et sympathisants des 16 personnalités accusées de tentative de renversement du gouvernement turc font la queue pour entrer au tribunal de la prison de haute sécurité de Silivri, lundi. – Crédits photo : HUSEYIN ALDEMIR/REUTERS
REPORTAGE – Osman Kavala, célèbre mécène turc, et 15 autres personnalités de la société civile comparaissent devant la justice pour «tentative de renversement du gouvernement» lors des grandes manifestations en 2013.
D’une main tendue vers la salle d’audience, Osman Kavala, 61 ans, se glisse jusqu’à la barre, entouré d’une cohorte de gendarmes et sous une pluie d’applaudissements. Visage pâle et démarche assurée, c’est sa première apparition publique depuis son incarcération, il y a vingt mois. En face de lui, le juge réclame le silence et procède à l’interrogatoire de rigueur:
«Métier?
– Homme d’affaires.
– Marié?
– Oui.
– Avez-vous déjà commis un crime?
– Non.»
Mais la justice turque, accusée par l’opposition d’être aux ordres du pouvoir, a un autre avis sur la question: lundi 24 juin, le célèbre mécène turc comparait avec 15 autres personnalités de la société civile turque pour «tentative de renversement du gouvernement turc» lors des grandes manifestations de Gezi, en 2013.
«Le dossier d’accusation s’efforce de manière absurde de présenter des activités associatives banales comme des crimes»
Le représentant d’Amnesty International en Turquie
À l’époque, la contestation était née de la transformation d’un des rares parcs publics d’Istanbul en un complexe immobilier. À l’issue d’une violente répression, plusieurs personnes avaient été arrêtées et jugées. Mais les tours de vis de ces deux dernières années, dans la foulée du putsch raté de l’été 2016, ont poussé les autorités à rouvrir le dossier, en tentant de «réécrire l’histoire», regrette l’architecte et activiste Mücella Yapici, présente sur le banc des accusés et qui risque, comme les autres, la prison à perpétuité.
Pour les défenseurs des droits de l’homme, l’acte d’accusation – un pavé de 657 pages – n’est rien d’autre qu’une coquille vide. «Il ne comporte pas l’ombre d’une preuve attestant que les accusés étaient impliqués dans une quelconque activité criminelle, encore moins qu’ils ont conspiré pour renverser le gouvernement», remarque Andrew Gardner.
Le représentant d’Amnesty International en Turquie fait partie des nombreux observateurs internationaux qui ont fait le déplacement, lundi, jusqu’au tribunal ultraprotégé de la prison de haute sécurité de Silivri, où est détenu, et jugé, Kavala. Dénonçant une «chasse aux sorcières», il estime que le dossier ne fait que «s’efforcer de manière absurde de présenter des activités associatives banales comme des crimes». Parmi les éléments de l’accusation figure ainsi une carte de la répartition des abeilles sur le territoire turc, trouvée dans le téléphone de M. Kavala: une preuve, d’après ce texte plus épais qu’une thèse de doctorat, que le mécène entendait redessiner les frontières du pays… «Je n’ai jamais été, de ma vie, partisan du changement de gouvernement autrement qu’à travers des élections libres», se défend le philanthrope, en rejetant «des accusations irrationnelles dénuées de preuves».
«Je n’ai aucune idée sur la façon dont on peut renverser un gouvernement. En revanche, j’ai beaucoup d’idées sur l’éducation des enfants»
Yigit Aksakoglu, représentant de la fondation néerlandaise Bernard van Leer
Appelé en deuxième à la barre, Yigit Aksakoglu doit à son tour se défendre. Connu pour son engagement en faveur du dialogue et de la paix, le représentant de la fondation néerlandaise Bernard van Leer est, ironie de l’histoire, accusé d’avoir envisagé le recours à la violence. «Je n’ai aucune idée sur la façon dont on peut renverser un gouvernement. En revanche, j’ai beaucoup d’idées sur l’éducation des enfants», déclare-t-il au juge avec une pointe d’ironie.
Avant d’ajouter: «Il y a des hommes qui se retrouvent en prison pour un mois parce qu’ils ont battu leur femme. Moi, je suis incarcéré depuis sept mois pour avoir prôné la non-violence !»
Contrairement à MM. Kavala et Aksakolgu, qui comparaissent en état de détention, huit des autres accusés sont en liberté conditionnelle. Six d’entre eux ont fui le pays et sont jugés par contumace. Lundi, ils sont cinq à avoir été entendus dans une salle d’audience pleine comme un œuf, où avaient pris place familles, amis, journalistes et avocats.
Les autres prévenus seront entendus ce mardi. Dans un communiqué, l’organisation Human Rights Watch appelle les autorités turques à «abandonner les poursuites infondées» et à libérer les deux hommes embastillés.
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