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OrientXXI, le 12/04/2021
Par Jean Marcou
GÉOPOLITIQUE – RELATIONS INTERNATIONALES
Plusieurs signes indiquent depuis quelques semaines l’esquisse d’un rapprochement entre la Turquie et l’Égypte, pourtant à couteaux tirés depuis de longues années. Mais il faudra encore bien des efforts pour surmonter les divergences idéologiques et politiques qui opposent les deux pays.
Le 12 mars 2021, le ministre turc des affaires étrangères Mevlüt Çavusoglu annonce officiellement que son pays et l’Égypte ont des contacts, via leurs réseaux diplomatiques et leurs services de renseignement respectifs1. Au même moment, son homologue à la défense Hulusi Akar salue ostensiblement un supposé assentiment du Caire à ne pas mener de prospections gazières dans la zone économique exclusive qu’ont délimitée la Turquie et le gouvernement libyen de Tripoli en novembre 2019.
Le rapprochement reste néanmoins prudent, Recep Tayyip Erdoğan, qui le commente aussi, explique qu’il ne se déroule pas encore au plus haut niveau, et regrette par ailleurs que l’Égypte ait fait cause commune ces dernières années avec la Grèce. Ce réchauffement étonne d’autant plus que depuis plus de sept ans, les relations diplomatiques des deux États étaient au point mort, sans avoir été officiellement rompues, avec des moments de tensions intenses.
DE L’IDYLLE À LA DESCENTE AUX ENFERS
Les relations entre ces deux portes du Proche-Orient sont inconstantes depuis longtemps. Au tournant du millénaire, l’arrivée du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir et les transformations qu’elle implique progressivement (réislamisation, relance des relations turco-arabes…) ne rassure pas vraiment l’Égypte d’Hosni Moubarak. Il voit dans la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan l’illustration même de la politique américaine de Georges W. Bush qui, après les attentats du 11-Septembre aimerait remplacer les régimes arabes séculiers impopulaires par des gouvernements musulmans modérés ayant le soutien de leurs peuples.
Pourtant, en prenant ses distances avec Israël et en renouant avec ses voisins arabo-musulmans, la Turquie fait évoluer favorablement son image au Proche-Orient et, lorsque les printemps arabes éclatent, elle est souvent présentée comme un « modèle » pour des pays à la recherche de nouveaux régimes. Après la révolution du 25 janvier 2011 et le départ de Hosni Moubarak, Erdoğan est reçu en grande pompe au Caire, où il s’exprime à la Ligue arabe. Même les « libéraux » égyptiens admirent alors cet « islamiste » qui accepte le pluralisme politique et cultive les vertus de l’économie de marché.
La victoire des Frères musulmans aux élections législatives et l’arrivée de Mohamed Morsi à la présidence accentuent le rapprochement turco-égyptien. La Turquie d’Erdoğan « fascine » les islamistes égyptiens qui y voient un modèle de développement économique2. Mais, en l’espace d’un an, l’expérience tourne court sous le double effet des manifestations hostiles aux Frères, et surtout de l’intervention militaire de juillet-août 2013 qui chasse Mohamed Morsi du pouvoir et massacre ses partisans qui tentent de résister en occupant la place Rabaa Al-Adaweyya.
Le gouvernement turc condamne sans ménagement ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « coup d’État », et la répression féroce qui s’ensuit. Avec le Qatar, il demande même une réunion du Conseil de sécurité des Nations unies, provoquant la colère du gouvernement provisoire égyptien. Les relations turco-égyptiennes se dégradent rapidement, tant sur le plan politique qu’économique. Le 23 novembre 2013, l’Égypte déclare l’ambassadeur turc persona non grata et l’oblige à quitter le pays.
CONFRONTATIONS SUR TOUS LES TERRAINS
Au-delà même de ses effets sur les relations bilatérales des deux pays, cette brouille est un tournant stratégique à plusieurs niveaux. Sur le plan intérieur, Erdoğan instrumentalise la crise égyptienne pour dénoncer la contestation dont il est l’objet depuis les événements de Gezi. Les manifestations qui ont ébranlé la Turquie en mai-juin 2013 sont ainsi comparées au mouvement Tamarod, et ses participants décrits comme des putschistes en puissance prêts à renverser un gouvernement légitime. Significativement, les quatre doigts de Rabaa Al-Adaweyya deviennent le signe de ralliement emblématique de Recep Tayyip Erdoğan, dans ses meetings électoraux.
Sur le plan international, la répression des manifestations de Gezi en juin 2013 et l’appui marqué d’Ankara aux Frères musulmans égyptiens détériorent l’image favorable du « modèle turc », tant dans les milieux révolutionnaires et libéraux que chez les acteurs conservateurs qui se sont maintenus ou ont repris le pouvoir dans nombre de pays arabes. La Turquie et son allié le Qatar apparaissent comme les bases arrière des Frères musulmans et des activistes islamistes, cette impression étant en outre confortée par la position d’abstention ambiguë qu’Ankara prend à l’égard de l’organisation de l’État islamique (OEI) en Syrie à cette époque.
En 2015, les tentatives de rapprochement avec l’Arabie saoudite qu’opère Erdoğan n’ont aucun effet sur les relations turco-égyptiennes. Fin mars 2015, le secrétaire général (égyptien) de la Ligue arabe, en particulier, relativise le soutien turc à l’opération militaire lancée au Yémen par Riyad et le compare aux « immixtions nocives » de l’Iran et d’Israël dans la région. En juin 2017, la Turquie se retrouve ainsi, face à l’Arabie saoudite et à ses alliés (dont l’Égypte), mais aux côtés de l’Iran pour soutenir le Qatar, mis au ban des monarchies du Golfe en raison de sa complaisance à l’égard des islamistes. La rivalité turco-égyptienne s’insère alors dans une nouvelle configuration stratégique, qui oppose l’Arabie saoudite et ses alliés arabes sunnites d’un côté à l’Iran, la Turquie et le Qatar de l’autre.
Dès lors, les deux pays se font face sur le continent africain. Dans la Corne de l’Afrique, la Turquie, très active depuis longtemps dans le conflit somalien noue par ailleurs de bonnes relations avec l’Éthiopie, en délicatesse avec l’Égypte sur le difficile dossier du partage des eaux du Nil. Au Soudan, en 2019, la chute du régime d’Omar Al-Bachir permet au Caire de reprendre le contrôle de son pré carré méridional où la présence d’Ankara ne cessait de s’accroitre. En Libye, en juillet 2020, pour bloquer la contre-offensive du gouvernement de Tripoli soutenu par l’armée turque, Abdel Fattah Al-Sissi brandit la menace d’une intervention militaire.
Parallèlement en Méditerranée orientale, la rivalité turco-égyptienne trouve aussi matière à s’exprimer. Disposant des réserves gazières les plus importantes de la zone depuis la découverte du gisement Zohr en 2013, l’Égypte, qui développe une coopération avec la Grèce et Chypre au-delà des seuls aspects énergétiques et qui fédère un forum rassemblant la plupart des pays riverains, contribue à l’isolement régional de la Turquie dont elle défie les ambitions en se posant en hub gazier3.
PREMIERS SIGNES D’UN RÉCHAUFFEMENT
C’est dans ce contexte troublé que se font entendre les premiers signes d’un rapprochement. Le 18 mars 2021, la chaine de télévision qatarie Al-Jazira annonce que les télévisions égyptiennes d’opposition en Turquie se sont vu intimer l’ordre de modérer leurs critiques à l’égard du régime d’Al-Sissi ; ce que l’opposant Aymen Nour, propriétaire de la chaine Al-Sharq, reconnait tout en démentant une prochaine fermeture. L’organisation nationale du renseignement turc (Millî İstihbarat Teşkilatı, MIT) place en outre en résidence surveillée une trentaine d’opposants de la confrérie, sans pour autant que leur extradition ne paraisse à l’ordre du jour. D’autres rumeurs laissent entendre que cette décision s’expliquerait aussi par le fait que les autorités égyptiennes ont, pour leur part, muselé les médias gülenistes opérant sur leur sol. Quoi qu’il en soit, le ministre égyptien de l’information Osama Heikal se réjouit des initiatives d’Ankara, en recommandant aux médias de son pays d’adoucir leur rhétorique à l’égard de la Turquie afin de créer un climat favorable au rapprochement.
Les indices d’une volonté de renouer le dialogue sont donc là , mais la réconciliation est loin d’être scellée, ne résultant que d’un activisme diffus (rencontres d’officiels en marge de conférences internationales, gestes de bonne volonté de part et d’autre, ou contacts entre services de renseignement). Dès lors, pour mesurer la réalité de ces premiers pas, il convient d’examiner si l’environnement stratégique actuel peut favoriser une convergence.
MODIFICATIONS DE LA DONNE RÉGIONALE
Le réchauffement des relations turco-égyptiennes tient à la modification récente d’une série de paramètres régionaux qui entretenaient la discorde entre les deux pays. À la fin de l’année 2020, les tensions opposant la Turquie à la Grèce et Chypre, voire à leurs nouveaux partenaires (France, Israël, Égypte…) dans le grand jeu gazier de la Méditerranée orientale ont connu une nette accalmie. En janvier 2021, l’Arabie saoudite et ses alliés (dont l’Égypte) ont mis un terme à l’embargo décrété contre le Qatar en 2017. En mars 2021, l’armée nationale libyenne du général Khalifa Haftar — soutenue entre autres par Le Caire — et le gouvernement d’alliance nationale — sauvé en 2020 par la Turquie — ont accepté la formation d’un gouvernement intérimaire d’union nationale.
En second lieu, la restauration d’un dialogue suivi entre Ankara et Le Caire est aussi la conséquence de l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche. Encline à jouer les enfants terribles dans la région avec la complicité d’une présidence Trump se montrant tour à tour amusée par ses affronts aux Européens, prête à excuser ses dérives au sein de l’OTAN (achat de missiles S-400), disposée à tolérer ses offensives contre les Kurdes en Syrie ou décidée à soutenir son intervention en Libye, la Turquie doit renouer désormais avec une vision américaine beaucoup plus traditionnelle de son rôle et prouver ainsi qu’elle peut être à nouveau un facteur de stabilité sur le flanc sud de l’Alliance.
En dernier lieu, il est probable qu’en se tournant de nouveau vers l’Égypte, la Turquie cherche à rompre l’isolement diplomatique qui est actuellement le sien et le réseau d’influence qu’a patiemment tissé la Grèce en Méditerranée orientale. Mais l’entreprise paraît incertaine, à l’heure où l’aviation saoudienne participe à des manœuvres aériennes conjointes avec son homologue grecque, où Israël n’évoque que de manière évasive une possible coopération énergétique avec Ankara et où Le Caire campe sur des positions proches de celles d’Athènes en matière de partage des espaces maritimes4. En tout état de cause, il est frappant de voir que le président Sissi est resté silencieux, tandis que son homologue turc n’hésitait pas à tempérer l’optimisme initial ambiant, comme il l’a souvent fait antérieurement, lors de processus de rapprochement qui lui étaient désagréables.
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