Comme le Premier ministre français, le premier président turc a brandi les valeurs républicaines pour lutter contre l’aspect obscurantiste de la religion, provoquant à la fois des avancées et des dégâts dans la société turque.
Interdire le voile à l’université? l’interroge Libération le 12 avril. «Il faudrait le faire», répond Manuel Valls, qui considère que le voile est un signe d’«asservissement» de la femme, «mais il y a des règles constitutionnelles qui rendent cette interdiction difficile».
Avant d’être recadré par le président sur France 2 le 14 avril, notre Premier ministre a-t-il imaginé ne serait-ce qu’une seconde que, s’il contournait les obstacles juridiques et interdisait le voile à l’université, l’une des réponses que pourraient lui faire ces jeunes musulmanes françaises, pratiquantes et militantes, serait de remplacer le voile par… une perruque comme en portent les juives orthodoxes?
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est ce qu’on a observé en Turquie lorsque les étudiantes voilées étaient encore interdites d’université (interdiction levée progressivement à partir de 2010): dans les cabines en préfabriqués posées à l’entrée des campus ces dernières échangeaient leur voile pour le remplacer par une perruque.
Alors puisqu’un grand nombre de nos hommes et femmes politiques semblent vouloir ouvrir une nouvelle guerre du voile, ils devraient s’intéresser d’un peu plus près au parcours de l’homme d’État turc qui a combattu l’islam: Mustafa Kemal Atatürk. C’est au nom de ces mêmes valeurs républicaines agitées aujourd’hui en France qu’Atatürk a agi il y a près d’un siècle.
À nos jeunes républicains, de gauche comme de droite, on conseillera un nouvel ouvrage intitulé Ataphie intellectuelle qu’indique le sous-titre en anglais (An intellectual biography). C’est plutôt la description d’unatürk qui n’est ni une biographie de plus de Mustafa Kemal Atatürk, ni même exactement la biogr long trajet qui a amené ce jeune garçon né d’une famille de petits fonctionnaires de Salonique, un creuset cosmopolite propice, à transformer l’empire ottoman vaincu et dépecé à l’issue de la Première Guerre mondiale en un ambitieux État-nation fier de son indépendance retrouvée.
Ce livre nous concerne car son auteur, Sükrü Hanioglu, a choisi de mettre l’accent sur le rapport de ce chef politique à la religion. Et plus précisément à l’islam. Atatürk a embrassé la nouvelle idéologie scientiste: pour lui, «la science favorise le progrès alors que la religion l’entrave». L’auteur présente l’islam comme le principal sujet de débat et surtout la principale ligne de fracture de la société turque.
L’islam: trop conservateur, selon Atatürk
C’est la guerre de 1914-1918, dont Atatürk sortit en héros, qui marqua le tournant de son destin: très populaire, il mena la «guerre d’indépendance» qui donne naissance à la Turquie moderne, réduite pour l’essentiel à son territoire asiatique mais fière de son nationalisme retrouvé. Fini l’ottomanisme, et trop conservateur l’islam: ces deux piliers de l’empire détruit, Mustafa Kemal s’attaque à donner une identité nouvelle au pays.
C’est au nom de ces mêmes valeurs républicaines agitées aujourd’hui en France qu’Atatürk a agi il y a près d’un siècle
D’une part construire le nouvel État. Le sultan déposé, la Grande Assemblée nationale turque détient la souveraineté de la nation. La République est proclamée en 1923, dont Mustafa Kemal fut élu le président tout puissant. La direction des Affaires religieuses permet au pouvoir de garder la main sur la religion; et, si l’islam reste la religion de l’État, ce ne sera que pour quelques années. Pour Atatürk, en effet, l’islam est la religion des arabes. En s’y convertissant, les Turcs se sont, pense-t-il, acculturés. Mais il avait bien conscience que les masses y restaient très attachées.
Il fallait ensuite donner cœur et âme à cette nouvelle entité. Le professeur Hanioglu a l’honnêteté de montrer que le nouvel homme fort n’est pas un penseur original, ni un philosophe; mais, pragmatique, il sut utiliser les idées à la mode pour en faire un programme qu’il imposa avec énergie et adresse. L’auteur détaille les nombreuses lectures, variées, du nouveau président, allant jusqu’à citer les notes manuscrites que ce dernier griffonnait en marge, et analyse comment, sur la base de vulgarisations populaires, il utilisa «un amalgame de scientisme, de matérialisme, de darwinisme social, de positivisme, de turquisme, d’anthropologie raciale et autres théories en vogue» pour bâtir cette identité nouvelle.
Bâtir une véritable religion civile
Le nationalisme en est une des bases essentielles, fondé sur une conception mythifiée de l’histoire turque qui serait à l’origine de la civilisation mondiale; le modernisme scientiste en constitue l’ossature; la République sécularisée, sur le modèle de la IIIe République française l’expression politique, le tout animé par le fort culte de la personnalité que va constituer le kemalisme.
Bref, une véritable religion civile est ainsi élaborée, que l’auteur décrit avec une grande précision et qui n’est pas sans évoquer celle que nos républicains français appellent de leurs vœux aujourd’hui.
Toutes les grandes réformes que le président turc imposa «au forceps» à son peuple en furent l’application; elles sont connues: l’adoption du calendrier grégorien, d’un code civil moderne inspiré du texte suisse, celle de l’alphabet latin, celle du dimanche comme jour de congé hebdomadaire. Mais aussi toutes les mesures destinées à la transformation sociale du pays –dont les interdits vestimentaires. En 1925, il eut beaucoup de mal à imposer, par la force, une réforme obligeant les fonctionnaires à remplacer le fez par le chapeau occidental, pour marquer l’entrée de son pays dans la famille de «la civilisation mondiale».
Laïcisme autoritaire
Avec, finalement, seulement quatorze ans après la proclamation de la République, l’inscription du principe de la laïcité dans la constitution. Et c’est sur la base de ce laïcisme très autoritaire que se développa la Turquie jusqu’au début de ce siècle. Ainsi le voile islamique y fut-il prohibé, à l’école comme à l’université. Nous retrouvons ici l’une des conceptions de la laïcité française: dure. La laïcité est perçue comme une arme destinée à éradiquer la religion, tentation qui effleure aujourd’hui encore la laïcité française.
Les efforts d’Atatürk n’ont cependant pas toujours été couronnés de succès pour changer son pays, et ce fut une dictature (à la mode en cette époque, en Italie et Allemagne)!
On regrette que le professeur Hanioglu ne traite pas du résultat discutable de la politique de Kemal Atatürk à l’heure où l’on voit le nouveau président turc, Recep Tayyip Erdogan, remobiliser son pays sur la base d’un nationalisme aussi vigoureux et mythique que celui de son prédécesseur mais s’inspirant des valeurs (la grandeur de l’empire ottoman, l’islam ainsi réhabilité, …) qu’Atatürk avait rejetées. Preuve, sans doute, que ce n’est pas en combattant frontalement le religieux, voire en cherchant à l’éradiquer, qu’on peut le moderniser.
C’est en cela que ce livre est particulièrement intéressant: le débat français autour de l’islam reproduit ces jours-ci un clivage bien connu en Turquie et dont les racines remontent à Atatürk.