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Les Echos, le 04/07/2020
Par Dominique Moïsi
La France est bien seule dans sa résistance aux visées expansionnistes d’Ankara. Une preuve de courage politique, mais aussi la conséquence d’une politique étrangère dans la région, à commencer par la Libye, où Paris a toujours préféré agir seul, sans consulter ses partenaires européens. Ce qui l’affaiblit considérablement aujourd’hui.
« Nous dormons d’un profond sommeil… et nous laissons les Turcs libres d’agir à leur guise. Pour les motifs les plus futiles, les chrétiens courent aux armes et se livrent de sanglantes batailles : et quand il s’agit de combattre les Turcs… personne ne consent seulement à lever la main », disait Pie II en 1456, six ans après la chute de Constantinople, au Congrès de Mantoue. Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, François Ier s’alliait aux Turcs pour équilibrer la puissance des Habsbourg.
En dénonçant « la responsabilité historique et criminelle » de la Turquie, dans une escalade qui n’est plus exclusivement verbale, la France de 2020 est incontestablement plus proche de Pie II que des Valois.
Visées expansionnistes d’Ankara
François Ier, dans sa politique pro-turque, ne se souciait guère de solidarité européenne. Au-delà des siècles, l’Europe rendrait-elle à la France la monnaie de sa pièce ? Face au « Grand Turc d’aujourd’hui », Macron n’est-il pas un peu seul, au sein de l’Union, sinon de l’Otan, à s’opposer avec clarté et fermeté aux visées expansionnistes et aux signes d’intolérance religieuse d’Ankara ?
Le retour de l’Empire ottoman
Peut-on se contenter de dénoncer l’absence de courage et de vision de certains de nos partenaires et alliés, ou faut-il se demander si la France n’est pas, au moins pour partie, responsable de la situation d’isolement relatif dans laquelle elle se trouve ? La réponse est sans doute entre les deux.
Il existe, en matière diplomatique, des affaires mal engagées, qu’il devient impossible de rectifier. La question libyenne, au coeur des tensions franco-turques, en est l’illustration. La France en aurait-elle trop fait en faveur de Kadhafi au début du septennat de Nicolas Sarkozy, puis trop fait contre lui à la fin de son mandat ? Le spectacle d’un philosophe, autoproclamé stratège, détaillant les cibles de la coalition anti-Kadhafi sur les marches de l’Elysée laisse toujours rêveur et n’apparaît pas, rétrospectivement, comme l’un des sommets de la diplomatie française.
La France a choisi le « perdant »
Dans la ligne des politiques menées précédemment, la France d’Emmanuel Macron se serait-elle, à son tour, autopiégée, en pensant pouvoir faire avancer, seule, le dossier libyen ? C’est à Berlin – la capitale d’un pays qui avait refusé de s’engager militairement en 2011 -, et non à Paris, que s’est tenue, en janvier 2020, une conférence internationale sur l’avenir de la Libye .
La critique est facile, et l’art est difficile. Il ne s’agit pas, ici, de donner des leçons ou de jouer les censeurs. Traiter avec un pays – qui, comme la Turquie, refuse de confronter son passé et sa responsabilité à l’égard des Arméniens – ne peut être qu’un exercice délicat. La Turquie n’est pas seulement « immature » dans son rapport à l’Histoire : elle exporte désormais ses forces armées dans les différentes provinces de son ancien empire , de la Syrie à l’Irak, jusqu’à la Libye, où Ankara souhaite établir une présence militaire permanente pour sauvegarder ses investissements économiques passés et s’en assurer de nouveaux.
La France – en apportant son appui au général Haftar, opposé au « gouvernement » soutenu par les Nations unies – n’a-t-elle pas pris le risque d’être en contradiction avec ses propres principes et de rendre plus difficile encore l’émergence d’une position européenne commune ? En Libye, Paris se retrouve dans le camp de la Russie, de l’Egypte et des Emiratis, au côté d’un général à la réputation douteuse, et qui, de plus, a perdu du terrain ces dernières semaines. Choisir un camp « moralement problématique » – de fait, ils le sont tous en Libye – est une chose, choisir le « perdant » (même si rien n’est joué encore) en est une autre.
Agir avec l’aide du virus
Que veut vraiment Erdogan ? Ses motivations sont-elles avant tout religieuses ou politiques ? Il soutient les Frères musulmans d’Egypte, et les interventions d’Ankara sont de moins en moins discrètes, auprès des communautés musulmanes en Europe. Erdogan est-il, à l’inverse, un simple opportuniste, obsédé par le problème kurde, qui « fonce » lorsqu’il se sent en position de force ? Et qui n’hésite pas, pour ce faire, à violer, comme beaucoup d’autres en Libye, les embargos sur les transferts d’armes aux combattants votés par l’ONU ?
Erdogan a le sentiment qu’il dispose des meilleures cartes. L’Occident lui apparaît divisé et hésitant. La Russie – son adversaire/partenaire dans la région – est affaiblie par le Covid-19 : contrairement à la Turquie, qui a – au moins jusqu’à présent – été peu affectée par la pandémie. Pour Erdogan, le processus d’égalisation du monde en cours ne peut que profiter aux héritiers de l’Empire ottoman. Pourquoi ne pas en accélérer le mouvement, avec l’aide du virus, quand le monde a la tête ailleurs ?
Il est vrai que l’Europe a donné à la Turquie, au travers de la question des migrants , les moyens d’exercer un chantage sur elle. « Je peux toujours libérer un flot de réfugiés vers vos territoires : est-ce bien cela que vous voulez ? » Par ailleurs, la France a pratiqué une politique presque systématiquement « a-européenne » sur une question libyenne, qui concerne pourtant tous les riverains de la Méditerranée, au premier plan desquels l’Italie.
A la manière de François Ier
L’escalade en cours entre ces deux pays membres de l’Otan que sont la France et la Turquie est doublement problématique. Pour la Libye d’abord, qui, pour son malheur, connaît un sort qui s’apparente de plus en plus à celui de la Syrie. Pour l’Otan, ensuite, qui ne peut que ressortir affaiblie de la tension croissante entre deux de ses principaux membres. La France a certes raison de hausser le ton face aux provocations navales et verbales d’Ankara. Comment la Turquie peut-elle tout à la fois se fournir en armes russes et accuser la France d’affaiblir l’Otan et de renforcer la présence de Moscou en Libye ?
Mais la France serait aussi plus audible pour exhorter les Européens à plus de vigilance et de fermeté face à la Turquie – comme le faisait hier la papauté – si elle ne s’était pas comportée en Libye « à la manière de François Ier » : c’est-à-dire en définissant seule ses priorités.
Dominique Moisi, conseiller spécial à l’Institut Montaigne.
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