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Le Monde, le 04/04/2018
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Le président turc, dont l’armée menace Manbij, au nord de la Syrie, pousse son avantage contre les Kurdes, aux dépens des Etats-Unis.
Vladimir Poutine, le président russe, et Recep Tayyip Erdogan, son homologue turc, à Ankara, le 3 avril. KAYHAN OZER / AFP
Accueilli à Ankara par 21 coups de canon et la garde à cheval, le président russe Vladimir Poutine a été traité en hôte de marque par son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, qui l’a reçu, mardi 3 avril, en son palais de 200 000 mètres carrés. Mercredi 4 avril, Vladimir Poutine devait être rejoint par le président iranien Hassan Rohani pour un sommet tripartite, Turquie, Russie, Iran, consacré à la résolution du conflit syrien.
Mardi, sur l’esplanade du palais, les présidents Poutine et Erdogan ont assisté par visioconférence à la pose du premier bloc de béton de la centrale nucléaire d’Akkuyu, au sud du pays (région de Mersin), un méga-projet d’une valeur de 20 milliards de dollars, dont la construction et l’exploitation sont du ressort de Rosatom, le géant russe du nucléaire civil.
S’il est mené à bien, le chantier, un vieux serpent de mer, sera le premier pas vers la production d’énergie nucléaire en Turquie, dépendante à 55 % du gaz russe pour sa consommation. Sachant que la centrale ne sera pas opérationnelle avant 2023 et que Rosatom n’a pas encore trouvé ses partenaires turcs, les mines réjouies des deux présidents n’étaient pas dues aux riches perspectives de la coopération énergétique. Elles reflétaient plutôt un horizon partagé en Syrie, où l’alliance stratégique russo-turque commence à porter ses fruits.
Foyer de tensions
La région de Manbij, à l’ouest de l’Euphrate, est en pleine tourmente. Située à une trentaine de kilomètres de la frontière turque, la zone, où sont stationnées des troupes de la coalition en soutien aux Forces démocratiques syriennes (FDS), une coalition arabo-kurde à la pointe du combat contre l’organisation Etat islamique (EI) en Syrie, est devenue un foyer de tensions.
On y redoute l’offensive turque maintes fois promise par M. Erdogan. Galvanisé par la prise de l’enclave kurde d’Afrin (nord-ouest de la Syrie), le 18 mars, par son armée et ses supplétifs syriens, le « reis » promet la guerre totale aux FDS, alliés des Américains.
Selon l’Observatoire syrien pour les droits de l’Homme (OSDH), des renforts et de l’artillerie lourde sont arrivés ces derniers jours à Manbij. « On constate un afflux de forces de la coalition vers la région de Manbij. Il s’agit d’un déploiement majoritairement américain auquel participent des éléments français. Des préparatifs sont en cours visant à construire au moins une nouvelle base de la coalition dans les environs de Manbij », selon un analyste jouissant d’un vaste réseau de contacts au sein des forces de sécurité du nord-est syrien.
Des tranchées ont été creusées à l’entrée de la ville, des barrages de police ont été érigés. D’après Delil Souleiman, le correspondant de l’Agence France-Presse sur place, « quelques centaines de mètres seulement »séparent les territoires tenus par les FDS de ceux aux mains des rebelles pro-turcs.
Manbij ouvre l’accès au large territoire de l’est de la Syrie contrôlé par les FDS, devenues les meilleures alliées de la coalition dans la lutte contre les djihadistes de l’EI. Dominées par les combattants kurdes YPG, étroitement liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) honni du gouvernement turc, les FDS sont décrites comme « terroristes » par Ankara. Leurs combattants seront chassés des territoires qu’ils contrôlent à l’est de la Syrie, « jusqu’en Irak », a promis M Erdogan.
Concertation avec Moscou
« Les Etats-Unis doivent reprendre Manbij des mains des terroristes, sinon, nous le ferons avec l’aide de la population de la région », a fulminé M. Erdogan, lundi 26 mars. Les menaces turques sont nuancées par un observateur averti du nord syrien : « La Turquie ne semble pas avoir les moyens de mobiliser les tribus de Manbij bien qu’Ankara ait pu en caresser l’ambition. Cela dit, il existe des groupes armés clandestins qui mènent des actions contre les FDS dans la région de Manbij. Certains éléments laissent suspecter des liens avec Ankara. » Ils ont revendiqué plusieurs tentatives d’assassinats de personnalités liées au FDS dans la région de Manbij depuis le début de l’année. Le 29 mars, deux militaires de la coalition, un Américain et un Britannique, ont été tués dans une explosion encore mystérieuse alors qu’ils menaient un raid contre une cible terroriste.
« SI LA RUSSIE NE NOUS AVAIT PAS OUVERT L’ESPACE AÉRIEN, NOUS N’AURIONS JAMAIS PU PRENDRE AL-BAB ET AFRIN », ILNUR CEVIK, CONSEILLER DU PRÉSIDENT ERDOGAN
Dans cette poudrière, Erdogan peut compter sur la Russie. Peu après un appel téléphonique du 27 mars avec Poutine, Moscou retirait ses quelques soldats de Tal Rifaat, une localité du nord-ouest de la Syrie contrôlée par les YPG, laissant la voie libre aux Turcs et à leurs alliés syriens, lesquels ont fini par se positionner autour de la ville sans y entrer. « L’offensive a été stoppée faute d’accord avec les Russes et avec Damas, qui ne voulaient pas que la ville et la base aérienne de Menagh, située dans les environs, tombe aux mains des rebelles syriens anti- Bachar et pro-Turcs », explique une source diplomatique.
Rien ne se fait sans concertation avec Moscou. Ilnur Cevik, le conseiller diplomatique du président, l’a reconnu dans une interview à CNN Türk, samedi 31 mars : « Si la Russie ne nous avait pas ouvert l’espace aérien, nous n’aurions jamais pu prendre Al- Bab [février 2017] et Afrin [mars 2018]. Nous n’aurions même pas pu faire voler un drone. Je donne 10 sur 10 à la Russie. »
Les Américains « n’ont qu’à partir »
L’entente russo-turque est parfaite au moins sur un point : les Américains doivent quitter la Syrie. « Ils n’ont reçu aucune invitation de Damas, ils doivent quitter les territoires syriens après l’élimination des terroristes. Cela se fera bientôt », promet depuis des mois Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe. « Vous n’avez qu’à partir, que faites-vous dans la région ? Nous c’est compréhensible, on a 911 kilomètres de frontière avec la Syrie, mais vous ? », a martelé le président turc le 16 février à l’adresse des forces américaines stationnées à Manbij.
Dans leur offensive syrienne, les Turcs sont guidés par la peur du séparatisme kurde et par le désir de se venger des Etats-Unis, pourtant alliés au sein de l’OTAN. Aux yeux d’Erdogan, l’allié américain a forcément trempé dans le coup d’Etat manqué de juillet 2016, ne serait-ce que parce que son instigateur présumé, l’imam Fethullah Gülen, vit en Pennsylvanie. Le fait que les militaires américains entraînent et équipent les FDS en Syrie n’a fait qu’attiser davantage la hargne du président turc.
Pour l’heure, Vladimir Poutine ne peut rien refuser à son allié turc. Mercredi matin, la Turquie a annoncé que la livraison de missiles russes commandés par Ankara, prévue pour 2020, a été avancée à juillet 2019. Moscou compte sur Erdogan pour arracher un accord de paix à l’opposition syrienne anti-Bachar. Un accord impossible à négocier sans la participation de l’Iran, autre acteur majeur du conflit, lequel est résolument opposé à la présence turque en Syrie.
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