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Le Point, le 08/11/2020
TRIBUNE
L’homme fort de la Turquie a forgé une nouvelle doctrine explosive mélangeant islamisme politique et nationalisme exacerbé, explique Youssef Chiheb.
Berceau de la civilisation humaine, la Méditerranée fut longtemps préservée des guerres. Elle a été épargnée des effets collatéraux de la guerre froide, du conflit israélo-arabe et des tensions liées au statut hybride de Chypre. Mais voilà qu’un pays, la Turquie, jadis acteur central puis démembré à la suite du déclin de l’Empire ottoman, revient sur la scène méditerranéenne avec force et belligérance pour reconfigurer les équilibres géopolitiques du bassin méditerranéen, au risque de provoquer potentiellement des conflits dont personne ne peut prédire les conséquences mondiales. L’arrivée du parti islamiste AKP au pouvoir en 2003 s’est soldée, au fil du temps, à la fois par un confinement habile de la laïcité et une résurgence du nationalisme turc comme un sphinx né de ses cendres.
La Turquie a su tirer profit de son statut privilégié dans la région en tant que membre de l’Otan, par le développement de son arsenal militaire, industriel et stratégique. La Turquie a également tiré profit du conflit israélo-arabe en rétablissant des relations diplomatiques, en dents de scie, avec l’État hébreu, après une rupture à la suite des contentieux lié au blocus de Gaza. Le président Erdogan a su obtenir le soutien des Américains dans la lutte contre Al-Qaïda. Cependant, la Turquie fut consciente que cette politique « pro-israélienne et américaine » n’allait pas rester sans conséquence sur ses relations avec les pays arabes. Elle a fait marche arrière en instrumentalisant la cause palestinienne, et en faisant pression sur la Syrie et l’Irak en les menaçant au sujet des deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate, qui prennent leur source en Turquie.
La Turquie devenue alliée incontournable
Cependant, d’autres survenances géopolitiques majeures ont conduit Ankara à changer son logiciel diplomatique et stratégique de manière radicale. La première fut une fin de non-recevoir de son adhésion à l’Union européenne face au veto de la France. La deuxième fut le déclenchement du Printemps arabe, l’émergence de l’État islamique et la vague de centaines de milliers de migrants et réfugiés tentant de rejoindre l’Europe et, à l’inverse, de djihadistes transitant par la Turquie pour se rendre en Syrie et en Irak. Exploitant ces bouleversements géopolitiques et sécuritaires, le président turc a su régler ses comptes avec l’Europe en général et la France et la Grèce en particulier. Erdogan devient le maître du jeu en s’imposant comme un allié incontournable à la fois dans la lutte contre le djihadisme, dans la coalition internationale contre le régime de Damas et récemment dans la course pour l’exploitation des ressources gazières de la Méditerranée orientale.
Erdogan a forgé une nouvelle doctrine mélangeant islamisme politique et nationalisme exacerbé inspiré de l’Empire ottoman pour accompagner son déploiement économique et politique de la Syrie à la Libye et jusqu’au Maghreb. Il fait le pari d’une victoire des islamistes, affiliés aux Frères musulmans, pour polariser les pays arabes en nouant des relations privilégiées avec les partis politiques, tels le PJD au Maroc, Ennahdha en Tunisie, Ennour en Algérie, Ettawassoul en Mauritanie, le régime du Qatar, Al Jamaâ Al Islamiya en Égypte, le gouvernement du CNT en Libye et le mouvement Hamas à Gaza. Le terrain est désormais propice pour une escalade entre Paris et Ankara sur fond de tensions politiques et en parallèle de « la mort cérébrale de l’Otan », comme l’a dit Emmanuel Macron. Quelques faits peuvent expliquer les tensions entre Paris et Ankara.
La Turquie d’Erdogan instrumentalise l’Histoire pour justifier sa haine de la France. Dans les manuels scolaires, les historiens forcent le trait dès lors qu’on évoque l’amputation de l’Empire ottoman par l’annexion de l’Algérie en 1830 par la France, confirmée par le traité de Berlin en 1884. Ensuite, les sanctions humiliantes infligées à la Turquie lors du traité de Versailles en 1919 et de Sèvres en 1920. Ces deux mêmes traités qui ont été précédés par les accords secrets de Sykes-Picot en 1916 signées par la France et la Grande-Bretagne pour se partager les possessions arabes de l’ex-Empire ottoman. Erdogan a exploité cette dimension mémorielle lors d’une visite en Algérie, en accusant la France d’avoir perpétré un « génocide » en Algérie.
Plus récemment, la Turquie reproche à la France la reconnaissance du génocide des Arméniens par les Turcs et son opposition à une intégration dans l’Union européenne. Ankara tente vainement depuis de trouver un ancrage optimal entre une Europe qui lui ferme ses portes et un Proche-Orient qui se méfie du retour d’une éventuelle tutelle ottomane.
La France reproche à la Turquie à la fois son rôle ambigu dans la facilitation de l’arrivée de plus de 1 500 djihadistes européens en zones irako-syriennes et son chantage financier à l’Europe pour ralentir les vagues de migrants et de réfugiés. Quant à la Turquie, elle reproche à la France son soutien aux séparatistes kurdes tant en Syrie, en Irak qu’en Turquie. Les deux pays s’affrontent également sur le plan de la lutte contre le terrorisme islamiste et le partage des renseignements. Pendant que la France lutte contre la radicalisation et le départ de ses ressortissants vers la Syrie, la Turquie fermait les yeux sur les filières djihadistes vers et en provenance des frontières de la Syrie.
Le silence des Américains
Plus récemment, la Turquie ne cesse de déployer ses bâtiments de guerre et ses bateaux en menaçant même des frégates françaises au large de la Méditerranée dans le cadre de la guerre à distance que se livrent Paris et Ankara pour peser sur l’avenir de l’État libyen. Chassée du Proche-Orient sur le plan militaire par la Russie et par l’Iran, en conflit silencieux avec Israël, bannie de l’UE, la Turquie se replie sur la Méditerranée, délaissée par les Américains, pour se positionner en tant que puissance régionale émergente qui menace d’entrer en conflit militaire de faible intensité, avec la Grèce, et par ricochet, avec son allié européen, la France. Le silence des Américains, campagne présidentielle oblige, et la convergence de circonstances entre Rome et Ankara n’arrangent pas la situation. Seule l’Otan appelle à une désescalade entre les deux pays de la Méditerranée qui risquent de ressusciter « le choc de titans » de la mythologie grecque. Le président Erdogan semble déterminé à ne pas changer de cap sans contrepartie stratégique et économique. La riposte à la stratégie d’Erdogan nécessite une réponse européenne coordonnée pour éviter une confrontation entre le bloc franco grec et la Turquie, et pour ne pas reproduire le scénario malien où la France, faute d’alliés européens, s’est enlisée dans le no man’s land du Sahel.
L’affaire des caricatures de Mahomet et le discours du président Macron aux Mureaux traitant du séparatisme islamiste sont une aubaine et une providence pour le président turc qui tente de s’ériger en pape de l’islam venant au chevet de l’islam sunnite blessé et de la communauté musulmane en Europe persécutée. Le différend franco-turc a mis en évidence la profonde fracture politique et culturelle entre une Europe qui partage des valeurs cardinales, telles la démocratie et la solidarité, et une Turquie tentée par un nationalisme révolu et une doctrine des Frères musulmans pouvant la conduire à son isolement international.
* Youssef Chiheb est professeur associé à l’université Paris-Nord-Sorbonne et directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement.
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