Erdogan : l’escroquerie néo-ottomane
Marianne, le 16/10/2020
Par Martine Gozlan
Erdogan au Palais blanc (Ankara) ADEM ALTAN / AFP
Erdogan réactive l’imagerie du défunt Empire à grand fracas bigot et guerrier. Pourtant, son régime, en flattant l’obscurantisme et l’inculture, n’est qu’un piteux ersatz de la fastueuse civilisation ottomane.
Erdogan et sa cour fêteront dans quelques jours à Ankara le sixième anniversaire de l’inauguration du « palais blanc » ou « palais pur », résidence depuis 2014 de l’aspirant sultan. Avec ses mille pièces et ses dizaines de colonnes plus soviétiques qu’ottomanes, l’édifice est censé ressusciter les splendeurs impériales. Il sent pourtant plus le kitsch et le toc que le Grand Turc. Son propriétaire semble avoir lorgné davantage vers le Moscou ou le Berlin des années rouges ou noires que vers les gracieuses envolées des palais du Bosphore. Certes, ce mastodonte ne se dresse pas sur la Corne d’Or mais au cœur de la steppe venteuse et rugueuse, dans cette Anatolie profonde d’où est issue la majorité des électeurs d’Erdogan. Tout de même, quand on prétend remonter le temps, sur les traces de Mehmed le Conquérant et de Soliman le Magnifique, on ne lègue pas à la postérité une sinistre copie du néoclassicisme stalinien. « À la Ceaucescu… », glissait un confrère qui fut de corvée lors de l’inauguration.
Une catastrophe architecturale qui en dit long sur l’escroquerie néo-ottomane. Si les sultans, dont Erdogan rêve d’endosser le caftan de brocard, n’avaient laissé qu’un palais blanc, leur héritage ne serait pas inscrit au patrimoine de l’humanité. Nos centaines d’orientalistes, peintres, poètes et romanciers, ne se seraient pas pâmés dans les jardins parfumés, à l’ombre des coupoles aussi aguichantes que le sein bien caché des favorites. Mais, aujourd’hui, l’orientalisme a mauvaise presse. L’ouvrage accusateur d’Edward Said – l’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident* – tient lieu de bible à tous les décoloniaux et autres indigénistes qui jugent suspecte la passion portée par les artistes européens aux Orients vaporeux. En voilà qui ne supportent pas les vertiges de Théophile Gautier (Constantinople, 1852), dans la nuit stambouliote : « L’eau multipliait, en les brisant, les reflets de ces millions de phosphorescences et paraissait rouler des torrents de pierreries à demi fondues. La réalité, dit-on, reste toujours au-dessous du rêve ; mais ici le rêve était dépassé par la réalité. Les contes des Mille et Une Nuits n’offrent rien de plus féerique, et le ruissellement du trésor effondré de Haroun al-Raschid pâlirait à côté de cet écrin colossal flamboyant… »
LE FAUX SULTAN DÉTRUIT
Au moins, on ne risque pas de tomber amoureux de la civilisation Erdogan ! Quel est le lien entre le concepteur du pompeux palais blanc et le génie de Sinan, l’architecte qui couvrit Istanbul de merveilles ? « La vie de Sinan, “le seul homme qui ne m’ait jamais déçu”, disait son maître et protecteur, Soliman le Magnifique, illustre l’époque où la société ottomane en pleine expansion créait avec exubérance : né vers 1489, il mourut nonagénaire après avoir bâti quatre-vingts mosquées, des hospices, des palais, des aqueducs, des ponts, des bains et des tombeaux », résumait l’écrivain Marcel Schneider. Mais là où la Sublime Porte, objet de tous les fantasmes d’Erdogan, a construit, le faux sultan détruit. C’est par la destruction du parc Gezi de la place Taksim qu’a commencé la révolte juvénile de juin 2013 : elle faillit ébranler le régime. L’ancestrale forêt urbaine a été finalement déracinée pour que s’y installent un centre commercial, de fausses casernes ottomanes et une lourde mosquée dont le président a posé la première pierre en 2017.
Face aux cafés où bruissait la vie politique d’Istanbul, l’énorme chantier veut réorientaliser Taksim, dans un style moins turc que wahhabite. Car le néo-ottomanisme du fondateur de l’AKP n’a rien à voir avec les sources qu’il invoque. Erdogan est davantage un homme du Golfe que du Bosphore, même s’il est né à Kasimpacha, l’un des quartiers populaires d’Istanbul. Il ne veut pas se souvenir que les hauts dignitaires ottomans fréquentaient avec délices les ambassades européennes dès le XVIIe siècle et savouraient le vin muscat en ronronnant comme les chats en conclave autour de la mosquée Fatih.
ISLAMO-CAPITALISTE
Emine, sa triste épouse, qui fait l’apologie des harems avec la sensualité d’une gardienne de prison, n’a pourtant que peu de points communs avec les délicieuses sultanes, séduisantes même en pleurs, à qui rendait visite lady Mary Montagu, épouse de l’ambassadeur anglais à Istanbul en 1717. La civilisation ottomane est alors à l’aube du temps des Tulipes, premier pas vers une occidentalisation qui atteindra son apogée au XIXe siècle, quand le califat se lancera dans l’ère des Tanzimat, les réformes. Istanbul se rêve parisienne, les Italiens sculptent, décorent cette capitale et y exportent leurs ténors. Les passagers de l’Orient-Express, éblouis, sirotent leur gin ou leur raki sous les ors du Pera Palace. L’Empire craque de toutes parts mais il diffuse encore un parfum tenace et envoûtant. Celui que viendront chercher les millions de touristes des temps modernes.
Erdogan ne prolonge pas cette histoire : il jaillit d’un prêche ombrageux et menaçant. Son tutoiement méprisant à l’égard d’Emmanuel Macron fait davantage songer au discours des Frères musulmans qu’à la diplomatie de Soliman. Il s’ébroue dans une culture clinquante et autoritaire, fruit de l’islamisme saoudien qui a empoisonné les pays d’islam, une partie des communautés musulmanes européennes, et aura beaucoup de mal à faire son aggiornamento. Pétri d’arabité plus que d’ottomanisme, Erdogan est chez lui à Djeddah, Tunis et Tripoli. Dubaï le fascine comme tout islamo-capitaliste, et il couvre les villes de complexes géants. Adieu l’art, l’érotisme, l’écriture, la nostalgie portée par Orhan Pamuk, le prix Nobel de littérature. « La Turquie et son histoire valent mieux qu’Erdogan… », rappelle l’écrivain Nedim Gürsel.
En revanche, ce provocateur renoue effectivement avec les traces de l’ottomanisme quand il se relie à son déclin, aux années de l’écroulement qui attisèrent la fureur génocidaire de l’Empire contre les Arméniens : 1,5 million de morts. L’un des principaux responsables des massacres de 1915-1916 s’appelait Talaat Pacha. Erdogan convoque peut-être son fantôme dans le Haut-Karabakh.
* Editions Le Seuil, 1980
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