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Le Point, le 22/11/2019
Par Jean-Loup Bonnamy*
TRIBUNE. Selon le philosophe Jean-Loup Bonnamy, Éric Zemmour se fourvoie en soutenant le président turc contre les Kurdes, au mépris de notre histoire.
Le débat intellectuel français offre parfois des positions inattendues. Ainsi, Éric Zemmour a approuvé le lâchage des Kurdes de Syrie par les gouvernements occidentaux face aux opérations militaires turques. Dans la tradition de Charles Maurras, Éric Zemmour ne croit qu’aux grandes puissances étatiques (en l’occurrence les États-Unis, la Russie, la Turquie, Israël, l’Iran). Soutenir les Kurdes contre Erdogan ne serait que du romantisme un peu niais et il conviendrait de les sacrifier sur l’autel du réalisme politique. Or c’est la position d’Éric Zemmour qui manque de réalisme.
Tout d’abord, l’Occident a un problème majeur : le djihadisme sunnite. C’est lui qui sème la mort dans nos rues. Or les Kurdes de Syrie ont compté parmi les ennemis les plus acharnés et les plus efficaces du djihadisme. Ce sont eux qui ont stoppé l’expansion de Daech en tenant – au prix de bien des sacrifices – le verrou de Kobané pendant neuf mois en 2014-2015, avant de faire reculer les combattants du califat autoproclamé.
« Recep Tayyip Erdogan se rêve en nouveau sultan ottoman. »
Au contraire, le président Erdogan est un militant islamiste assumé, qui n’a eu de cesse de détricoter l’héritage laïque d’Atatürk. S’il se contentait d’être islamiste chez lui, cela ne serait pas notre problème. Mais Recep Tayyip Erdogan se rêve en nouveau sultan ottoman et en protecteur de tous les islamistes du monde. Ainsi, quand il vient en France faire un discours devant la communauté turque, Erdogan impose que les hommes et les femmes soient séparés (comme dans une mosquée) et enjoint à tous de ne pas s’intégrer à la société française. En mai 2016, il a rappelé l’ambassadeur turc au Bangladesh pour s’insurger contre l’exécution de Motiur Rahman Nizami, leader islamiste condamné à mort et pendu pour viols et crimes de guerre. Des crimes qui ne sont pas sans rappeler les actuelles exactions des supplétifs islamistes de l’armée turque au Kurdistan.
Erdogan a constamment encouragé l’islamisme en Syrie. Il soutient depuis le départ différentes milices islamistes. Comme il a finalement compris que Bachar el-Assad ne serait pas renversé, il a décidé d’installer ces milices à la place des Kurdes dans un territoire ethniquement nettoyé. De plus, l’agression turque a permis l’évasion de centaines de djihadistes détenus dans les prisons kurdes.
Comme les Touaregs dans le Sahel, les sikhs en Inde, les Gurkhas au Népal, les Hmong en Asie (qui aidèrent les Français durant la guerre d’Indochine), les Kurdes sont ce que le colonisateur britannique nommait une « race martiale », c’est-à -dire un peuple (bien souvent de la montagne ou du désert) dont la culture est tournée vers la guerre. Phénomène que l’historien arabe Ibn Khaldun avait déjà identifié au XIVe siècle. C’est de ce peuple de guerriers, parlant une langue iranienne, qu’était issu le sultan Saladin, qui reprit Jérusalem aux croisés. Or, cette énergie martiale, les Kurdes la mobilisent avec succès contre l’islamisme. Abandonner les Kurdes, c’est trahir ceux qui ont lutté si efficacement contre Daech hier et qui, demain encore, pourraient être un précieux rempart. C’est aussi envoyer un message désastreux à tous ceux qui voudraient résister aux djihadistes. C’est donner une preuve de faiblesse à un Erdogan qui ne respecte que la force.
Bien sûr, il n’y aura jamais d’État kurde indépendant, regroupant les 25 millions de Kurdes répartis aujourd’hui sur 4 États (Turquie, Syrie, Irak, Iran). Aucune grande puissance ne le souhaite. La Turquie a les moyens militaires d’empêcher une telle création. Surtout, les Kurdes sont bien trop divisés entre eux. Kurdes d’Irak et de Syrie se détestent. Même le Kurdistan d’Irak (le plus autonome des territoires kurdes) est divisé entre l’UPK (soutenu par l’Iran) et le PDK (soutenu par la Turquie). Mais l’incapacité des Kurdes à former un État viable ne doit pas amener leur disparition en tant qu’acteurs politiques et militaires, dont l’existence nous est bien utile.
Ensuite, ce que ne voit pas Éric Zemmour, c’est que la tradition du réalisme politique français – des Capétiens à de Gaulle – est de soutenir les petits contre les grands pour compenser les faiblesses de notre pays. La tradition diplomatique française repose sur deux principes qui permettent de court-circuiter la puissance des grands et ainsi de renforcer notre propre position. Le premier de ces principes est l’alliance de revers, c’est-à -dire s’allier à un grand contre un autre grand. Le deuxième de ces principes, c’est le soutien aux petits : défendre le faible contre le fort pour que – grâce à notre appui – il ne soit pas écrasé.
C’était le cas déjà durant les croisades. Comme le souligne René Grousset, un historien qu’Éric Zemmour aime pourtant citer, « les croisés, sagement, prudemment, à la manière capétienne, se firent le protecteur de l’émirat musulman le plus faible, celui de Damas, contre le plus fort, celui d’Alep ». De même, de Gaulle se retrouvera dans le rôle du faible et se lancera seul en juin 1940 dans une épopée apparemment sans espoir contre l’Allemagne hitlérienne victorieuse. Cinq ans plus tard, sa décision – qui semblait au début de la folie – parut rétrospectivement avoir été le choix de la raison. Président, il soutiendra le Québec libre (contre l’impérialisme politique, économique et culturel de la majorité anglo-saxonne), défendra la paix au Vietnam face à l’agression des États-Unis et armera les rebelles chrétiens biafrais pour tenter d’affaiblir ce nouveau géant africain, à la fois anglophone et musulman, qu’était le Nigeria,
« Abandonner les Kurdes, c’est renoncer à l’un des leviers de la puissance française. »
Aujourd’hui, la France est un petit pays par sa superficie et par sa population. Sa puissance économique est loin derrière celle des États-Unis et même de l’Allemagne. Mais il lui reste des moyens pour peser en tant que grande puissance : une armée de qualité (dont il faut sanctuariser le budget), une industrie de l’armement puissante, un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU (qu’il ne faut surtout pas abandonner ou partager), des liens privilégiés avec les pays francophones d’Afrique et le soutien traditionnel apporté à des peuples en lutte contre l’impérialisme des grandes puissances. Abandonner les Kurdes, c’est renoncer à l’un des leviers de la puissance française. Et accepter encore un peu plus d’être ravalé au rang de puissance moyenne
Enfin, au Moyen-Orient, on n’est respecté – même par ses ennemis – que si on n’abandonne pas ses amis. Que ce soit Erdogan, les pays arabes ou les Kurdes, tout le monde nous méprise pour notre double abandon des Kurdes et des chrétiens d’Orient. Notre héros le plus connu, auquel se comparait d’ailleurs volontiers le général de Gaulle, n’est-il pas Astérix ? C’est non seulement l’intérêt le plus froid, mais aussi l’honneur, la tradition et l’identité du « petit village gaulois qui résiste encore et toujours à l’envahisseur » que de faire tout ce qu’il peut pour aider les petits villages kurdes de Syrie qui résistent encore et toujours à l’envahisseur.
* Jean-Loup Bonnamy est normalien, agrégé de philosophie.
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