«Depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet dernier, le président turc a peur de tout, même de son parti et de ses proches. Il est donc capable de tout. Du coup, sa politique tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays a tout de la fuite en avant.» De passage à Lausanne vendredi, à l’invitation des communautés turque et kurde locales, l’historien et journaliste Fehim Tastekin a dressé un bilan très sombre de la politique du chef de l’Etat turc.
Depuis le 24 août, la Turquie s’est engagée directement dans le conflit syrien en lançant l’opération «Bouclier de l’Euphrate» dans le nord-est du pays. Que cherche Erdogan en Syrie?
Je dirais que l’envoi de troupes turques en Syrie est le résultat de l’échec de la politique d’Erdogan. Sur deux plans. D’abord, il voulait qu’Assad s’en aille. Or, ce dernier est toujours là . Et puis surtout les Kurdes de Syrie (comme ceux d’Irak, d’ailleurs), soutenus par les Américains, ont pris une telle importance politique qu’il craint la contagion dans son propre pays. Du coup, la priorité n’est plus le départ d’Assad ou la lutte contre le groupe Etat islamique (Daech en arabe), mais bien la question kurde, véritable obsession de l’Etat turc, quelle que soit la couleur du gouvernement, d’ailleurs.
Quelle relation Erdogan a-t-il avec les Américains?
Ils n’ont pas les mêmes intérêts. Les Américains ont dit aux Turcs: «Soit vous allez vous-mêmes nettoyer la Syrie de Daech, soit les Kurdes et les forces démocratiques syriennes s’en chargeront.» Pour des raisons d’image, Erdogan a dû laisser faire les Kurdes. Mais aujourd’hui il est coincé, car les Américains ne le laissent pas faire ce qu’il veut contre les Kurdes, dont Washington a besoin, en Syrie comme en Irak. Quant à l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, il est trop tôt pour en tirer des conclusions.
Et le rapprochement entre Erdogan et Poutine?
Il est purement de circonstance. Je suis persuadé qu’à plus ou moins long terme, les Russes vont se venger de la Turquie. On en a eu hier un premier signal avec la mort de trois soldats turcs tués par l’aviation syrienne (russe?) le jour anniversaire de l’incident qui avait vu un chasseur russe être abattu par les Turcs. Les Turcs ne comprennent pas Poutine. Et ce dernier, qui n’a aucune confiance en Erdogan, utilise la crise pour affaiblir le lien entre la Turquie et l’OTAN et entre la Turquie et l’Union européenne. Il faut se rappeler qu’historiquement, la Russie et la Turquie (déjà à l’époque de l’Empire ottoman) ont toujours été des adversaires.
Comment analyser les tensions entre la Turquie et l’Union européenne?
Erdogan joue un jeu dangereux avec l’Europe, car la moitié du commerce extérieur de la Turquie se fait avec l’Union européenne. On voit d’ailleurs ces jours son premier ministre tenter de faire baisser la tension avec Bruxelles. Quant à la menace d’ouvrir ses frontières pour laisser partir les réfugiés vers l’Europe, je ne suis pas sûr que ces mêmes réfugiés aient envie de partir…
Sur le plan intérieur, comment juger la situation?
Je l’ai dit, depuis le putsch manqué, Erdogan a peur et fait la chasse à tous ses opposants, pas seulement les gülenistes. Il ne se comporte pas de façon rationnelle et il est donc capable de tout. Cela dit, je pense que tôt ou tard des forces se dresseront contre lui. Au bout du tunnel, il y a toujours la lumière.