Enfants Syriens, les forçats d’Erdogan
L’Obs, le 18/04/2016
Sara Daniel
Alors que la Grèce a commencé à renvoyer des migrants syriens en Turquie, il est important de rappeler que ceux-ci vivent souvent dans des conditions indignes au pays d’Erdogan. Dans un pays ou le travail des enfants est un fléau national, les petits Syriens sont souvent amenés à entretenir toute leur famille dès l’âge de 8 ou 11 ans. Dénués de tout, ils deviennent un lumpen prolétariat dont profite la Turquie et le monde qui y fait produire ses biens de consommations ou pousser ses denrées. C’est toute une génération qu’on sacrifie.
Il faut rouler longtemps sur les routes qui traversent les plaines fertiles de l’ancienne Cilicie décrite dans les romans de YaÅŸar Kemal pour trouver, au bout d’un chemin de terre, le campement de Tuzla. Là , une mer de tentes sales surplombe des champs de pastèques qui alignent leurs mottes de terres recouvertes de nylon blanc. Aujourd’hui, le camp de travailleurs agricoles saisonniers est peuplé d’une majorité de Syriens qui ont pris la place des plus pauvres des Turcs, travailleurs Kurdes ou Anatoliens, chassés par cette nouvelle classe de prolétaires de guerre. Ce sont eux désormais qui se déplacent au gré des récoltes, betteraves et pomme de terre en Anatolie, tomates à Izmir, oranges et pastèques à Adana pour cueillir ces fruits et légumes qui seront exportés dans toute l’Europe. « Ces Syriens, ils sont privilégiés ! » peste Haçim, l’intermédiaire turc qui règne sur cette main d’œuvre sans exigence autre que de fuir les combats. Le Turc distribue le travail, prend sa commission, fait sa loi. Il vaut mieux être dans ses petits papiers, sans quoi…  En acceptant de travailler pour sept euros la journée (encore moins pour les enfants) contre vingt pour les Kurdes, les Syriens ont « cassé les prix » et la poignée de Turcs qui vivent dans le camp les haïssent pour cela. Entre les tentes de toiles posées à même la boue, dans les odeurs putrides des égouts à ciel ouvert qui évoquent les camps Somaliens, les plus jeunes enfants couverts de vermine s’amusent à rouler dans des tonneaux vides ou à se battre. Les autres un peu plus âgés ou adolescents sont déjà dans les champs. Le camion passe les prendre à six heures, les garçons devant, les filles dans la remorque derrière, pour une longue journée de labeur. Pendant ce temps, les parents offrent le thé à Haçim dans l’espoir de monnayer une place pour un des leurs dans le camion du lendemain. Dans le camp tout le monde est malade, les épidémies sont chroniques et il n’y a pas de médicaments. Nijah Maraghe, une jeune fille gracile de quatorze ans aux yeux brillants de fièvre n’a pas pu aller travailler aujourd’hui… Elle est arrivée ici il y a un an avec son oncle pour fuir les combats qui faisaient rage dans la région de Deir ez Zor entre les troupes kurdes et celles de l’Etat islamique. Ils ont franchi la frontière encore ouverte alors à Tal Abyad. Tous les mois son oncle se rend dans un bureau de change non officiel d’Antakya d’ou il peut envoyer un mandat de l’argent gagné en Turquie aux parents de Nijah qui vont le chercher à Raqqa, pourtant sous contrôle de l’Etat islamique… Souvent quand elle peut se dérober à la promiscuité oppressante du camp, elle regarde sur le portable familial les photos de ses parents, des ses frères et sÅ“urs et elle pleure.
Dans son village de Bab Ashab, près de Deir ez zor elle était une enfant comme les autres qui aimait l’école « plus pour ses amies que pour les études » reconnait-elle. Ses parents avaient de la terre et faisaient travailler les autres. Et puis les groupes de rebelles se sont succédés à la tête du village : al Nosra, Jeish al islam et enfin Daesh, « qui a tout détruit ». Un jour qu’elle était partie au marché avec ses parents, elle a vu une tête décapitée que l’on avait plantée au faîte d’un poteau électrique. « J’avais tellement peur de mourir, moi aussi » En Syrie, elle ne se souvient pas d’avoir eu des rêves même modestes : « j’étais si petite quand les choses ont commencé à devenir très graves… » Ce soir elle espère seulement aller mieux pour pouvoir demain passer douze heures le corps plié en deux sur les pousses de pastèque et acheter ce sac de pommes de terre qui nourrira sa famille pendant une semaine entière.
suite du reportage sur l’OBS
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