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Le Monde, le 30/07/2020
par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Une nouvelle loi voulue par le président donne toute latitude aux autorités pour censurer les contenus en ligne.
Avant de partir en vacances, le Parlement turc a adopté, mercredi 29 juillet, une loi draconienne destinée à renforcer la censure sur les réseaux sociaux, refermant ainsi une soupape de la liberté d’expression dans un pays où les voix dissonantes pouvaient compter sur ce canal pour se faire entendre. Le même jour, la présidence turque a publié un décret qui interdit aux fonctionnaires de l’Etat d’utiliser des applications mobiles « d’origine étrangère », invoquant des problèmes de sécurité.
La nouvelle loi donne toute latitude aux autorités pour censurer les contenus en ligne. Elle contraint les plates-formes de réseaux sociaux de plus de 1 million d’abonnés, telles que Facebook, YouTube, Twitter et d’autres, à nommer des représentants en Turquie afin de répondre à des plaintes concernant leurs contenus dans les quarante-huit heures, sous peine de poursuites.
Les entreprises refusant de désigner leurs représentants officiels seront soumises à des amendes, des interdictions d’afficher de la publicité et des réductions de bande passante susceptibles de rendre leurs réseaux inutilisables. Plus alarmant pour les critiques du gouvernement turc, la législation exige que les fournisseurs stockent les données de leurs utilisateurs en Turquie et, au besoin, les transmettent au gouvernement. Selon Rumeysa Kadak, la députée du Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir depuis 2002) qui défendait la loi au Parlement, celle-ci va permettre de lutter contre la cybercriminalité et d’empêcher « les insultes faites aux femmes ».
L’opposition parlementaire, minoritaire, a eu beau crier à la « censure », la loi est passée grâce aux voix majoritaires de l’AKP et de son allié ultranationaliste, le Parti de l’action nationaliste (MHP). « De cette façon, on coupe le dernier lien de l’opposition avec l’opinion publique », a déclaré Garo Paylan, député du Parti démocratique des peuples (HDP, pro-kurde, opposition). L’article 9 du texte précise que la loi « est régie par le président ». Ennemi déclaré des réseaux sociaux, M. Erdogan mène une lutte personnelle. C’est à sa demande que la nouvelle loi a été adoptée. Au début du mois de juillet, le président turc était apparu très en colère à la télévision, promettant de « rétablir l’ordre » en faisant interdire tous les réseaux sociaux. Il avait à cœur de faire taire les utilisateurs insolents qui, sur Twitter, avaient ironisé sur l’annonce de la naissance de son huitième petit-fils.
Twitter particulièrement visé
Les internautes turcs sont déjà sous la loupe des autorités. Près de 100 000 personnes ont ainsi fait l’objet d’une enquête pour « insulte au chef de l’Etat », qui expose, selon l’article 299 du code pénal, à une peine maximale de quatre années de prison. Trente mille condamnations ont été prononcées depuis l’accession à la présidence de Recep Tayyip Erdogan en 2014. Le défunt général Kenan Evren, l’auteur du putsch de 1980, qui fut chef de l’Etat pendant neuf ans, fit condamner 80 personnes pour ce même article, son successeur Turgut Özal, 207, et après lui Süleyman Demirel, 158. Abdullah Gül, un ancien allié de M. Erdogan qui fut président de 2007 à 2014, a fait condamner 848 personnes pour insulte.
Depuis le coup d’Etat manqué de juillet 2016, l’emprise des autorités sur la Toile s’est resserrée. D’après Freedom House, une ONG basée aux Etats-Unis spécialisée dans la défense de la démocratie et des droits humains, la Turquie se classe actuellement derrière le Zimbabwe, le Rwanda et l’Azerbaïdjan en matière de liberté sur Internet. Selon le dernier rapport sur la transparence réalisé par Twitter, la Turquie était, au premier semestre 2019, en tête des Etats demandant le retrait de contenus sur ce réseau social, avec plus de 6 000 requêtes. Fin 2019, 408 494 sites Web étaient bloqués, y compris Wikipédia.
L’entreprise Twitter est particulièrement visée par Ankara. La présidence turque lui en veut d’avoir suspendu en juin 7 000 « faux comptes » gérés par un réseau de trolls au service du parti présidentiel. Ces suspensions faisaient partie d’une opération plus large au cours de laquelle Twitter a supprimé 32 242 comptes de propagande au service des gouvernements en Chine, en Russie et en Turquie. Le directeur de la communication du président turc, Fahrettin Altun, avait alors dénoncé « la machine de propagande de Twitter ».
La population turque est friande de réseaux sociaux et de sites d’information en ligne. Selon l’institut des statistiques turc, 88 % des foyers ont accès à l’Internet haut débit. Privés d’informations de qualité en raison de la mainmise du parti au pouvoir sur les médias, les Turcs ont de plus en plus recours aux médias en ligne et aux réseaux pour s’informer ou se familiariser avec des opinions critiques. C’est ce que révèle une enquête publiée en mars 2020 par la chercheuse Didem Tali avec le soutien de Freedom House, et selon laquelle 54 % des personnes interrogées préfèrent utiliser Internet pour s’informer tandis que 31 % seulement restent fidèles à la radio et la télévision, véritables porte-voix du pouvoir.
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