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Le Monde, le 15/08/2021
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Un projet de loi sur le financement étranger des entreprises de presse et la diffusion de fausses informations inquiète les journalistes.
L’étau se resserre sur les médias turcs. Le Conseil supérieur de la radio-télévision de Turquie (RTUK) a condamné plusieurs chaînes de télévision à des pénalités financières, mercredi 11 août, pour avoir manqué aux règles éthiques. Parmi elles, la chaîne Fox TV a été sanctionnée parce que l’un de ses journalistes a qualifié de « cauchemar » les violents incendies qui ont récemment ravagé 35 provinces du pays, causant la mort de huit personnes et la destruction de 170 000 hectares de pinèdes et de cultures.
Gardien de la diffusion audiovisuelle, le RTUK avait précédemment enjoint les chaînes à ne pas « semer le chaos et la panique parmi la population » en cette période de catastrophes naturelles sans précédent – incendies dans le Sud, inondations dans le Nord.
« Travailler est de plus en plus difficile. Voyez ce qu’il s’est passé avec les incendies, les journalistes ont dû marcher sur des œufs pour rapporter les faits », affirme Nadire Mater, la fondatrice du site d’information en ligne Bianet.org. « A force d’être stigmatisés, on finit par perdre notre énergie », déplore cette journaliste de renom, qui risque des années de prison pour avoir affiché sa solidarité, jadis, au quotidien pro-kurde Özgür Gündem, aujourd’hui fermé après avoir été désigné comme « propagande terroriste ».
« Notre pays perd sa démocratie »
Bianet, le site qu’elle a créé, ainsi que la chaîne de télévision en ligne Medyascope, fondée par le journaliste Rüsen Cakir, sont deux voix indépendantes et critiques, ce qui leur vaut d’être en permanence dans le collimateur des autorités. Parce qu’ils reçoivent des subsides de l’étranger, entre autres de l’organisation américaine Chrest Foundation – ce qu’ils n’ont jamais caché –, ces médias alternatifs ont été soumis, fin juillet, à un véritable lynchage médiatique de la part de plusieurs journaux et de sites proches du gouvernement, prompts à les décrire comme des agents à la solde de l’ennemi.
Peu après, le président Recep Tayyip Erdogan déclarait sa détermination à lutter contre « la terreur du mensonge ». « Nous n’autoriserons pas les activités d’une cinquième colonne, sous quelque forme que ce soit », a renchéri Fahrettin Altun, son directeur de communication. Résultat, une loi visant à réglementer le financement étranger des médias ainsi que la diffusion de « fausses informations » est en préparation, au désespoir des associations professionnelles, inquiètes de ce nouveau tour de vis.
« La société perd son droit à l’information et notre pays perd sa démocratie », constatait l’Union des journalistes de Turquie le 23 juillet. Vingt-trois organisations de défense de la presse se sont regroupées pour condamner le projet de loi, dont la principale finalité, disent-elles, est de fragiliser les rares médias indépendants qui peinent à se maintenir à flot.
Journalistes battus et interpellés
Nadire Mater est sûre que cette loi verra le jour. « Le gouvernement veut absolument mettre au pas les médias qui ne partagent pas son point de vue. C’est une question de survie, plus leur popularité décline plus nos dirigeants serrent la vis. Ils ont peur. » Alors qu’une échéance électorale cruciale s’approche – des législatives et une présidentielle doivent se tenir le même jour en juin 2023 –, le gouvernement islamo-conservateur, à la peine dans les sondages, tente de renforcer son contrôle sur le paysage médiatique.
Les médias pro-gouvernementaux sont rarement inquiétés, même lorsqu’ils diffusent de fausses informations. Ainsi, le quotidien Sabah, le porte-voix de la présidence, ne s’est pas fait taper sur les doigts pour avoir publié, dans son édition du 2 août, une interview bidon d’Armin Laschet, la tête de liste du camp conservateur pour les élections fédérales du 26 septembre en Allemagne. Le président de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) y disait éprouver « un amour immodéré pour la Turquie », selon le titre. Mais l’entretien n’a jamais eu lieu, d’après la chancellerie de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le Land de M. Laschet.
A l’inverse, les journalistes critiques ont la vie dure. Ils sont souvent interpellés, battus, assignés en justice et parfois emprisonnés. Les rares médias d’opposition vivent dans la crainte de poursuites, d’un redressement fiscal ou d’une fermeture. Aucune banque publique ou privée, aucune entreprise ne leur confiera le moindre encart publicitaire, par peur des représailles. Depuis la tentative de coup d’Etat de 2016, 160 médias ont été fermés et les comparutions de journalistes au tribunal, parfois pour un tweet, se déroulent à un rythme soutenu.
Images effacées
Ces derniers mois, les photographes de presse ont été particulièrement maltraités. Ashkan Shabani, photographe et vidéaste indépendant, couvrait fin juillet les incendies dans la région de Manavgat (province d’Antalya), lorsqu’il a été interpellé par les gendarmes qui ont effacé toutes les images qu’il venait de tourner.
Ses appareils photo, sa caméra, son téléphone portable ont été passés au crible. Des commentaires graveleux ont fusé sur sa vie privée, sur son homosexualité assumée. « Ils m’ont fait monter dans leur véhicule et m’ont relâché plus loin, au beau milieu de la nature en feu. J’ai eu de la chance de m’en sortir vivant », raconte le jeune homme, encore sous le choc.
Bülent Kilic, photographe pour l’Agence France-Presse, a cru sa dernière heure arrivée récemment quand un policier l’a plaqué au sol et s’est assis sur lui, l’empêchant de respirer. Ses appareils photo ont été jetés par terre, avec interdiction de les récupérer. Menotté, le photographe a ensuite été emmené jusqu’au véhicule de police garé tout près, où il a été gardé plusieurs heures avant d’être relâché.
C’était le 26 juin à Istanbul, le jour de la Marche des fiertés, interdite depuis 2014 après avoir été autorisée pendant des années. « Ce genre d’agression se produit toujours lors des manifestations organisées par l’opposition. Le gouvernement ne veut pas que ce type d’événement soit couvert », résume Bülent Kilic.
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