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Le Monde, le
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
« Le coup d’Etat a été déjoué, la situation est redevenue normale », s’est félicité, samedi à l’aube, Nuh Yilmaz, le porte-parole des services secrets (MIT). Dirigés par Hakan Fidan, un fidèle lieutenant du président turc, les services ont été l’une des premières cibles du putsch manqué. Leur QG à Ankara, situé non loin du palais présidentiel, a essuyé une attaque aérienne, lorsque des hélicoptères pilotés par les putschistes ont bombardé le Âbâtiment, dès les premières heures du soulèvement.
Alors que des combats étaient en cours au centre d’Ankara, la capitale, on apprit bientôt que le général Hulusi Akar, le chef d’état-major, était retenu en otage par les putschistes. Pendant quelques heures, la confusion fut totale et le gouvernement sembla dépassé par la situation. Le président fut décrit par le journal Milliyet comme ayant pris le chemin de l’aéroport Atatürk, à Istanbul. Des rumeurs allèrent jusqu’à évoquer une demande d’asile en Allemagne.
Quelques minutes plus tard, Recep Tayyip Erdogan apparut, le visage défait, sur la chaîne CNN Türk. Lors de cette courte interview réalisée, par le biais de Facetime, il expliqua que le soulèvement avait lieu « hors de la chaîne de commandement ». Et de réaffirmer : « Je suis le commandant en chef. » C’est à ce moment-là qu’il appela la population à descendre« sur les places et dans les aéroports » en signe de soutien. Il semble qu’il ait été entendu. Une foule s’est rassemblée place Taksim, à Istanbul, pour protester contre le putsch. D’autres manifestants proÂErdogan, massés sur un des ponts qui enjambe le Bosphore, ont bien essayé de traverser malgré l’interdiction proférée par les putschistes qui bloquaient la circulation dans les deux sens, de l’Europe vers l’Asie et inversement. Mal leur en a pris.
Au moment où les manifestants se mettaient en route, les gendarmes insurgés qui tenaient le pont ont tiré dans la foule. Plusieurs personnes ont été blessées lors de cette fusillade, un homme y aurait perdu la vie. Les autorités avancent un bilan de plus de 190 morts : 41 policiers, deux soldats, 47 civils et 104 personnes décrites comme des « putschistes ».
Selon le parquet de Gölbasi, dans la banlieue d’Ankara, 42 personnes – des civils et des policiers – ont été tuées au cours Âd’affrontements particulièrement violents Âsurvenus dans ce quartier. Et 17 policiers membres des forces spéciales ont été tués lors de l’assaut donné par les putschistes contre leur quartier général.
Dès le début du soulèvement, la population semblait partagée. Les télévisions ont ainsi montré des personnes rassemblées près de l’aéroport Atatürk, qui se réjouissaient ouvertement du putsch. L’opposition kémaliste, pourtant très critique de la conduite des affaires par M. Erdogan, s’est vite prononcée contre son renversement. « Nous voulons une démocratie, des élections, pas un putsch », a déclaré Kemal Kilicdaroglu, le Âprésident du Parti républicain du peuple (CHP), le vieux parti fondé par Atatürk.
Résolues à reprendre au plus vite le Âcontrôle de la situation, les autorités n’y sont pas allées de main morte pour venir à bout des insurgés. A Ankara, un F-16 a abattu un hélicoptère piloté par des insurgés. A Istanbul, des chasseurs ont survolé la ville toute la nuit, larguant au moins deux bombes (aux environs de la place Taksim, en plein centre-ville, et à Alibeyköy, en banlieue, où un barrage a été touché).
Lorsque le chasseur a largué sa bombe vers Taksim et que l’odeur âcre de la fumée s’est répandue sur les quartiers de Harbiye et d’Osmanbey, les habitants, réfugiés chez eux, lumières éteintes dans les appartements, sont apparus aux fenêtres. « Ils sont devenus fous, ils bombardent le centre-ville ! », a crié un homme. « Qui bombarde qui ? Je n’y comprends rien ! », a hurlé une vieille femme dissimulée derrière ses rideaux. Toute la nuit, des tirs nourris ont retenti dans le quartier de Harbiye, non loin de Taksim, où des putschistes étaient, semble-t-il, retranchés.
L’espace d’une nuit, la population turque et les autorités se sont retrouvées plongées à l’époque la plus noire de leur proche passé, quand l’armée, pilier du système unitaire, autoritaire et laïque instauré par Atatürk en 1923, n’hésitait pas à interférer dans la vie politique par des coups d’Etat violents. Elle le fit à trois reprises, en 1960, 1971 et 1980. Sa dernière intervention, en 1997, consista en une mise à l’écart du gouvernement du chef islamiste Necmettin Erbakan, l’ancien mentor de M. Erdogan, forcé par les « pachas » (les généraux) à abandonner lepouvoir, tandis qu’une vague de répression s’abattait sur les militants de son parti. Cet épisode est encore perçu aujourd’hui par les islamo-conservateurs comme un traumatisme duquel ils ne se sont jamais vraiment remis.
A chaque fois, lors des putschs précédents, l’armée était unie dans sa décision de renverser le pouvoir civil. Rien de tel ne s’est produit cette fois. Très vite, les putschistes sont apparus comme représentatifs d’un courant hyperminoritaire, tandis que la majorité des militaires demeurait fidèle au Parti de la justice et dudéveloppement (AKP, islamo- Âconservateur au pouvoir), lequel jouit d’une large assise populaire.
Il est vrai qu’une fois aux manettes Recep Tayyip Erdogan et son fidèle allié Fethullah Gülen ne souhaitaient qu’une chose : fairerentrer au plus vite les militaires dans leurs casernes. De cette façon, ils tenaient leur revanche sur cette élite en épaulettes qui s’était tellement opposée à l’avènement de l’islampolitiqueen Turquie.
Vint ensuite le temps des règlements de comptes et de grands procèsretentissants (de 2008 à 2013), quand des centaines d’officiers furent condamnés à de lourdes peines de prison pour avoir cherché à renverser le gouvernement. Une fois brouillé avec le prédicateur Gülen, en 2013, il n’était plus possible d’affronter les ennemis sur deux fronts. M. Erdogan a donc tout fait pour serapprocher des militaires. En avril, les condamnations de 275 « putschistes » ont été cassées par la Haute Cour d’appel, la réconciliation semblait totale.
Quel courant au sein de l’armée a pu croire qu’un putsch était possible ? Qui ? Combien ? Pourquoi ? Très peu d’informations ont filtré sur l’identité des auteurs du soulèvement, pas un visage, pas un grade, pas un nom de famille. Les autorités parlent d’une cinquantaine d’officiers, issus de la gendarmerie et d’une partie de l’armée de l’air (d’où l’emploi des hélicoptères).
De cette épreuve, le président turc va ressortir plus populaire que jamais. Si un référendum est convoqué demain pour la mise en place du système présidentiel fort dont il rêve, nul doute qu’il obtiendra une large Âmajorité des voix, tant, dans son ensemble, la population, y compris ses détracteurs, Âréprouve le recours à la violence.
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