La Libération, le 09/09/2015

Par Marc Semo et Ragip Duran, à Istanbul

 

Les attaques de mardi et les manifestations contre le parti prokurde marquent un tournant dans l’escalade de violence que connaît le pays depuis fin juillet.

Les bris de vitres du grand hall jonchent la pelouse et les meubles du rez-de-chaussée ont été fracassés. Orgueilleux building de verre et d’acier qui se dresse près de l’aéroport d’Istanbul, le siège d’Hürriyet, le deuxième quotidien du pays (364 000 exemplaires, libéral), a été attaqué mardi soir pour la seconde fois en quarante-huit heures. «Les agresseurs, environ cent personnes, avec des bâtons et des pierres, ont pu entrer dans le bâtiment principal. Il n’y avait que des femmes qui faisaient le nettoyage. Ils ont cassé les vitres et détruit les bureaux de la réception»,raconte Sedat Ergin, directeur de publication, ému et le visage en sueur.«Est-ce un pays démocratique ? Est-ce un Etat de droit ? J’ai peur. Je crois que le président de la République, le Premier ministre et l’ensemble des responsables doivent clairement protester contre ces attaques», précise-t-il sans trop d’illusions. Les caméras de sécurité du quotidien montrent des agresseurs barbus portant les vêtements longs qu’affectionnent les islamistes radicaux et ils criaient «Dieu est grand». Le quotidien du groupe Dogan est de longue date une cible de l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002 et surtout de son leader charismatique Recep Tayyip Erdogan, qui n’a jamais supporté ses critiques et sa ligne indépendante. Entre les deux attaques d’Hürriyet, le chef d’Etat avait encore accusé ce journal «de déverser son poison sur le pays».

 

«Nuit de cristal».

L’attaque a été menée par de jeunes activistes proches de l’AKP. Un député du parti, Abdurrahim Boynukalin, était lundi en tête des assaillants menaçant les journalistes de Hürriyet : «Peu importent les résultats des élections du 1er novembre, vous quitterez le pays.» Ses chroniqueurs sont insultés régulièrement par les plumitifs thuriféraires du pouvoir. «Nous pouvons t’écraser comme une mouche. Tu restes encore en vie grâce à notre pitié», écrit le chroniqueur du quotidienStar, Cem Küçük s’en prenant à Ahmet Hakan, un des journalistes vedettes de Hürriyet. Dès mardi soir, le Premier ministre Ahmet Davutoglu, de l’AKP, a réagi sur son compte Twitter affirmant que«l’attaque de la presse et des biens des partis est inacceptable». Mais nul ne doute que «la nuit de cristal d’Erdogan» comme l’a appelé le député du parti prokurde HDP Ertugrul Kürkçu, en référence au pogrom de 1938 à Berlin, représente un tournant dans la crise turque. Malgré leur caractère spectaculaire et systématique, ces violences n’ont fait qu’un seul mort.

Durant toute la nuit de mardi, les attaques se sont multipliées dans toute la Turquie visant des journaux considérés comme «ennemis» par les nationalistes et les partisans du pouvoir mais surtout des sièges et des locaux du HDP, le parti prokurde longtemps simple vitrine politique de la guérilla mais devenu le parti de toutes les diversités qui avait obtenu pour la première fois 13 % des suffrages aux élections législatives du 7 juin, privant l’AKP de sa majorité.

Ces attaques apparemment bien organisées se veulent des réponses à l’intensification des opérations des rebelles kurdes turcs du PKK qui ont tué en deux embuscades trente soldats et policiers depuis dimanche. Mardi soir, pour la seconde soirée consécutive, des milliers de manifestants sont descendus dans les rues des grandes villes et notamment à Ankara pour dénoncer «les terroristes du PKK». C’est au même moment qu’une centaine de nervis se sont rendus au siège central du HDP qu’ils ont en partie incendié. Le HDP a recensé en tout plus de 400 attaques, contre leurs locaux ou contre de simples militants. Il y avait partout les mêmes foules en colère brûlant les drapeaux du HDP et scandant des slogans contre le PKK et les Kurdes : «Les martyrs ne meurent pas», «Le pays ne se divisera pas!», «A bas le PKK! Mort aux Kurdes!». «La police fermait les yeux et laissait faire», affirme Garo Paylan, député arménien du HDP qui était au siège central. «Ces attaques sont provoquées par le discours nationaliste du pouvoir mais ce n’est pas un mouvement spontané, bien au contraire», croit Fatih Polat, directeur de publication du quotidien de gauche, Evrensel, soulignant que dans la plupart des attaques «les agresseurs portaient des bâtons et des sacs pleins de pierre et arrivaient dans des camions ou des bus». Les partisans du pouvoir s’en sont également pris à des magasins tenus par les Kurdes mais aussi des autocars en route vers les villes kurdes. Les compagnies de car de Diyarbakir, la grande ville kurde du sud-est du pays ont décidé à cause de ces violences de suspendre leurs voyages vers Istanbul et Ankara. Des travailleurs saisonniers kurdes ont aussi été visés. Sedat Akbas (21 ans), de Batman (Sud-Est), venu à Istanbul pour trouver un travail, a été poignardé par six militants des Loups gris (fascistes), alors qu’il parlait en kurde au téléphone devant un arrêt de bus. La municipalité d’Istanbul a refusé de donner un corbillard pour rapatrier le corps. «Ils m’ont dit qu’ils ne peuvent pas envoyer un tel véhicule officiel dans le Sud-Est», précise le père de Sedat.

 

Incontrôlable.

«Le lynchage est organisé et exécuté des mains du gouvernement et de l’Etat», accuse Selahaddin Demirtas, coprésident du HDP, toutes les charges de ce parti mutant étant dédoublées pour être occupées par un homme et une femme. Le quotidien Yeni Safak (Nouvel Horizon, pro-gouvernemental) a publié à la une mardi sa photo sous le titre «L’Assassin» et clamant un vengeur «Ils seront nettoyés». Le président n’a cessé de multiplier les déclarations violentes contre ce parti et contre ce leader qu’il accuse d’être un complice des terroristes. «La situation est en train de devenir totalement incontrôlable et risque d’échapper au chef de l’Etat qui continue ses surenchères dans ses discours, martelant aux électeurs : ou vous donnez à mon parti la majorité absolue permettant l’instauration d’un régime présidentiel ou ce sera le chaos dans tout le pays», analyse Ahmet Insel, universitaire auteur de la Nouvelle Turquie d’Erdogan (Ed. La Découverte).

La reprise du conflit entre les autorités d’Ankara et la guérilla kurde depuis la fin juillet s’explique avant tout par les ambitions politiques de Recep Tayyip Erdogan qui, élu triomphalement dès le premier tour de la présidentielle avec 50,8 % des suffrages, n’a pas réussi lors des législatives du 7 juin à obtenir la majorité simple pour former un gouvernement. D’où ce nouveau recours aux urnes, comme l’impose la Constitution, pour le 1er novembre. Celui que ses adversaires surnomment «le nouveau sultan» cherche à toujours plus cliver l’opinion pour inciter l’électorat islamiste et nationaliste à faire bloc autour de l’AKP. Et c’est dans le cadre de cette stratégie qu’il a délibérément rallumé la question kurde – entre 15 et 20 % de la population – et la guerre avec le PKK qui, depuis 1984, a fait plus de 40 000 morts.

«Ce sont de véritables scènes de guerre civile dans un pays qui commence à ressembler à la Syrie», s’indigne Cengiz Candar, éditorialiste de renom et spécialiste du Moyen-Orient. Le déclic de la crise avait été un attentat le 20 juillet à Suruc, dans le Sud-Est à majorité kurde, mené par l’Etat islamique auquel le PKK a répondu en assassinant deux officiers de police, action revendiquée en outre explicitement par cette organisation toujours classée comme terroriste aussi bien par les Etats-Unis que par l’Union européenne. Les autorités d’Ankara ont alors procédé à des frappes aériennes massives contre le PKK en Irak du nord en même temps qu’elles annonçaient que leurs aviations participeraient aux bombardements contre l’Etat islamique en Syrie après des mois d’ambiguïté.

 

Appels à la haine.

Mais la cible principale, aussi bien des vagues d’arrestation que des opérations, était et reste les structures de la guérilla kurde. Le processus de paix entamé à l’automne 2012 par des négociations directes entre des représentants d’Erdogan et le chef de la guérilla kurde Abdullah Ocalan, emprisonné depuis 1999, est désormais moribond.

Les affrontements s’étendent à de nombreuses parties du sud-est à majorité kurde et la petite ville de Cizré est depuis plusieurs jours en état de siège. Les appels à la haine se multiplient sur les réseaux sociaux. Ahmet Altiparmak, préfet d’Erzurum, grande ville du nord-est a eu une déclaration qui sonne comme un aveu de la gravité de la crise : «Nous ferons tout pour que Diyarbakir ne devienne pas Bagdad et que Hakkari ne devienne pas Alep».

Jusqu’ici tous les protagonistes de ce bras de fer avaient évité de commettre l’irréparable. Le PKK a centré ses opérations contre l’armée et la police, faisant en deux mois une centaine de victimes dans leurs rangs. Le parti prokurde HDP a évité d’appeler à des manifestations de rue qui pourraient devenir incontrôlables. Le pouvoir organisait la répression et menait des opérations contre la guérilla mais évitait de mobiliser ses partisans pour attaquer les ennemis du leader. «Le plus préoccupant, ce sont ces violences des nationalistes et des partisans du pouvoir contre les Kurdes même s’il y en avait déjà eu dans les années 90 au plus fort de la guerre dans les zones où l’extrême droite est forte», relève Ahmet Insel qui, comme nombre d’intellectuels turcs, est d’autant plus inquiet qu’il ne voit pas d’issue à cette crise : «Après s’être lancés dans une telle surenchère, Erdogan et l’AKP ne peuvent pas reculer, surtout avant les élections, sans être accusés par l’extrême droite de céder devant le PKK. Et la guérilla kurde n’a aucune raison de ralentir ses opérations alors qu’il s’affirme toujours plus clairement comme la force hégémonique du mouvement kurde».

Malgré cette situation de chaos et les attaques contre son parti, le jeune leader du HDP Selahaddin Demirtas a réussi à garder un cap politique clair, sans se renier mais sans s’aligner sur le PKK, dénonçant la «guerre voulue par le palais» et se légitimant même comme force crédible de gouvernement en acceptant de participer – à la différence des deux autres partis d’opposition, le CHP (gauche) et le MHP (ultranationaliste) – au gouvernement technique qui administre le pays jusqu’au scrutin. Contrairement aux espoirs du pouvoir, le HDP continue dans les sondages à se maintenir à son score de juin. Il est donc probable que l’AKP n’aura toujours pas de majorité après l’élection de novembre d’autant que malgré les espoirs du chef de l’Etat et ses surenchères permanentes, le parti au pouvoir ne remonte guère dans les sondages.