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Le Monde, le 15/04/2021
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
La veille de sa remise en liberté, après quatre ans et sept mois de prison mercredi, la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné la Turquie pour le maintien en détention de l’écrivain.
« Vous pouvez m’emprisonner, mais vous ne pouvez pas me garder ici. Comme tous les écrivains, je suis magicien. Je peux traverser vos murs sans mal », écrivait l’essayiste Ahmet Altan dans son dernier livre Je ne reverrai plus le monde (Actes Sud, 2019), rédigé depuis la prison de Silivri à Istanbul où il a été incarcéré quatre ans et sept mois. Dans la soirée de mercredi 14 avril, Ahmet Altan, 71 ans, a pu traverser le portail de la prison en homme libre. Sa condamnation à dix ans et demi de prison pour « assistance à une organisation terroriste » venait d’être annulée par la Cour de cassation.
Un taxi l’attendait. Situation sanitaire oblige, le comité d’accueil était restreint. Juste le temps d’une photographie avec son avocate, Figen Çalikusu, et l’écrivain, pâle et amaigri, s’est engouffré dans le véhicule, pressé de rentrer à la maison.
Cette libération est intervenue au lendemain de la condamnation de la Turquie par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour le maintien en détention de cet intellectuel respecté, accusé par la justice turque d’avoir participé au coup d’Etat raté du 15 juillet 2016. « Rien ne prouve que les actions du requérant se soient inscrites dans un plan destiné à renverser le gouvernement », ont statué les juges de Strasbourg dans leurs attendus, révélés mardi 13 avril. En emprisonnant Altan sans raison, la Turquie a violé les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme relatives à la liberté d’expression, « au droit à la liberté et à la sûreté » et à celui « de faire statuer à bref délai par un tribunal la légalité de la détention ». De plus, Ankara a été condamné à verser 16 000 euros au plaignant.
« Affaire politique »
« La décision de la CEDH est très importante, elle a joué un rôle non négligeable dans la libération d’Ahmet », explique son frère, Mehmet Altan, un économiste qui a passé deux ans sous les verrous pour les mêmes chefs d’accusation. S’il se réjouit de la libération de l’écrivain, désormais lavé de tous soupçons, l’universitaire se désole du fonctionnement erratique de la justice turque. « Si la Constitution de ce pays avait été respectée, Ahmet aurait dû être libéré depuis bien longtemps, explique-t-il avec animation. Pourquoi l’avoir emprisonné pendant presque cinq ans s’il n’a rien fait ? En réalité, cette affaire est politique. Elle vient confirmer le fait que la Turquie n’est pas un Etat de droit », conclut-il.
Essayiste de renom, Ahmet Altan a été pris dans la vague des purges qui ont suivi le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016. Taraf, le journal dont il a longtemps été le rédacteur en chef, s’est retrouvé soupçonné d’avoir entretenu des liens avec le mouvement de l’imam Fethullah Gülen, accusé par le président Recep Tayyip Erdogan d’être le principal instigateur du putsch manqué. La façon dont Ahmet Altan est passé du statut de rédacteur en chef d’un grand journal turc proche du gouvernement à celui de putschiste illustre la brusque évolution des alliances politiques dans la nouvelle Turquie d’Erdogan.
Avant 2013, le numéro un turc et le prédicateur Fethullah Gülen travaillaient main dans la main. Longtemps, le mouvement de Gülen, riche et puissant, a servi de « réservoir à cadres » au Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), qui en était dépourvu. La plupart des juges et des procureurs étaient des adeptes de Gülen, empressés de mettre leur talent au service de l’AKP. Ils le firent en orchestrant, sur la base de fausses preuves, les grands procès (2007-2013) des généraux kémalistes accusés d’avoir voulu fomenter un putsch. A l’époque, Taraf, dans ses éditoriaux, se félicitait des condamnations des militaires, dont l’influence était perçue par d’aucuns comme un frein à la démocratie.
Courte sortie en 2019
En 2016, retournement d’alliance. Gülen devient l’ennemi juré, tandis que les généraux, entre-temps libérés de prison, apportent leur soutien à M. Erdogan, dont l’aura a été renforcée par le putsch raté. Le sort d’Ahmet Altan est scellé. Deux mois après le putsch manqué, le journaliste est arrêté. En 2018, il est condamné à la perpétuité « aggravée », à savoir assortie d’un régime carcéral dur, pour « tentative de renversement de l’ordre constitutionnel ». Initialement, l’acte d’accusation évoquait des « messages subliminaux » adressés par lui lors d’un débat diffusé la veille du putsch sur la chaîne Can Erzincan TV. Devenu l’objet de risée des médias turcs d’opposition, ce chef d’accusation a ensuite été abandonné.
En 2019, coup de théâtre, la Cour suprême annule la condamnation d’Ahmet Altan à perpétuité, estimant qu’il n’a pas participé au coup d’Etat. Le chef d’inculpation, « soutien à un groupe terroriste sans en être membre », en l’occurrence le mouvement du prédicateur Gülen, lui vaut, malgré tout, d’être condamné à dix ans de prison. En attendant l’appel, les juges ordonnent sa libération sous contrôle judiciaire.
Le 4 novembre 2019, les portes de la prison de haute sécurité de Silivri s’ouvrent, enfin, sur Ahmet Altan. L’homme est heureux de retrouver les siens, venus l’attendre à la sortie avec des cris de joie. La liberté ne va pas durer. Huit jours plus tard, il est arrêté chez lui à la demande du parquet et remis en prison. Dans un texte rédigé pendant cette courte sortie, il constate : « Après avoir passé trois ans en prison, je suis sorti à l’“extérieur”. Et quand j’ai analysé ce que j’ai vécu, les réactions, les discours et tous les arguments entendus lors de ces quelques jours passés dehors, j’ai été envahi par le sentiment que la vie pouvait être un asile d’aliénés doublé d’une prison. »
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