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Gaidz Minassian
Le Monde – 09/09/2014
Mustafa Aksakal enseigne l’histoire moderne de l’Empire ottoman et l’histoire contemporaine de la Turquie à l’université de Georgetown, à Washington. Spécialiste des questions militaires, il a publié en 2008 The Ottoman Road to War in 1914 : The Ottoman Empire and the First World War (Cambridge University Press) et travaille actuellement sur la société ottomane durant la Grande Guerre.
Pourquoi la Turquie est-elle entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne ? Quels étaient ses justifications officielles et ses objectifs réels ? Y a-t-il eu débat sur cet engagement ? Qui a poussé à cette entrée en guerre ? Qui s’y est opposé ?
Les Ottomans sont entrés en guerre le 29 octobre 1914. Ils avaient signé une alliance secrète avec l’Allemagne dès le 2 août, en promettant à Berlin une intervention immédiate, contre les Russes dans le Caucase et contre les Britanniques en Egypte. Les dirigeants jeunes-turcs qui négocièrent cette alliance – le grand vizir, Saïd Halim Pacha, le ministre de la guerre, Ismail Enver Pacha, le ministre de l’intérieur, Talaat Pacha, et le président du Parlement, Halil Bey – la considéraient comme une initiative stratégique majeure qui mettrait un terme à l’isolement international et à la vulnérabilité de l’empire.
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Le comité ottoman Union et Progrès (CUP) et certaines unités militaires avaient lancé une attaque contre le Palais en 1908 et contraint le sultan Abdülhamid II à rétablir la Constitution de 1876 et à annoncer la tenue d’élections dans tout l’empire. L’ouverture du Parlement échoua toutefois à instaurer la paix et la sécurité intérieures. A la suite des offensives italiennes de 1911-1912 en Afrique du Nord (Libye) et de 1912-1913 dans les Balkans, le gouvernement du CUP procéda à de profondes réformes militaires et adopta la conscription universelle. Il tenait par ailleurs la diplomatie comme un simple outil impérialiste aux mains des puissances occidentales. Influencés par les notions du darwinisme social, les dirigeants politiques et militaires s’attachèrent dès lors à édifier une société militarisée. Un journal proclama que l’empire serait sauvé « non pas par les principes vieillots du droit international, mais par la guerre ».
Après la signature de l’alliance avec Berlin le 2 août 1914, le CUP réclama à l’Allemagne du personnel et de l’or. Il reçut également deux bâtiments de guerre, le SMS Goeben et le SMS Breslau. A partir du mois d’août, le gouvernement turc accéléra la mobilisation et les préparatifs militaires et retarda le plus possible son entrée en guerre. Comme d’autres pays neutres, la Turquie espérait tirer profit du conflit européen. Le gouvernement turc décréta unilatéralement que les capitulations – c’est-à-dire les privilèges juridiques et financiers des ressortissants étrangers dans l’Empire ottoman – seraient abolies à compter du 1er octobre 1914. Cette mesure suscita une forte adhésion populaire dans tout l’Empire ottoman, car la presse la présenta comme un pas décisif vers l’émancipation du joug de l’impérialisme européen et vers la souveraineté. La décision de lancer en mer Noire l’attaque navale du 29 octobre 1914 contre des ports et des navires russes suscita les protestations et la démission de plusieurs ministres, parmi lesquels, notamment, le ministre des finances, Mehmed Javid Bey.
Quelles étaient les options stratégiques des généraux et du gouvernement turcs pour contenir les Russes et les Britanniques ?
En attaquant les Russes dans le Caucase en décembre 1914, et les Britanniques en Egypte en janvier 1915, les chefs militaires ottomans voulaient démontrer leur participation à l’effort de guerre des puissances de la Triple-Alliance. En obligeant la Russie et la Grande-Bretagne à maintenir des troupes dans le Caucase et en Egypte, les dirigeants ottomans revendiquaient leur droit de s’asseoir à la table des futures négociations de paix. Les stratèges ottomans voyaient aussi dans les vastes populations musulmanes du Caucase et d’Egypte des alliés potentiels, susceptibles de se ranger de leur côté le moment venu.
Quelle a été l’évolution du rapport de forces entre les acteurs (Allemands, sultan, Jeunes-Turcs, partis, généraux) au fil du conflit ?
Le CUP et le commandement militaire ont pris toutes les décisions-clés, jusqu’à la signature de l’armistice avec les Britanniques, le 30 octobre 1918. Ni le sultan ni aucun autre groupe politique en dehors du CUP n’a joué de rôle significatif. Les officiers allemands ont eu un rôle important sur plusieurs fronts, en particulier ceux du Sinaï et de Palestine, ainsi qu’à Gallipoli, dans les Dardanelles.
Comment expliquer la politique de répression, à l’égard des Arméniens surtout, mais aussi des Juifs et des Arabes ?
Après les guerres des Balkans, le CUP a eu de plus en plus tendance à voir les populations non musulmanes comme autant de menaces contre l’empire. Les réformes sur l’Arménie, signées le 8 février 1914, furent notamment considérées par le CUP comme la preuve que les grandes puissances fomentaient la partition de l’empire. Cet accord russo-turc prévoyait la nomination de deux gouverneurs européens à la tête des six provinces de l’Anatolie orientale de l’Empire ottoman : le Néerlandais Westenenk et le Norvégien Hoff.
Après le déclenchement de la guerre, cet accord fut annulé et les inquiétudes du CUP s’intensifièrent. Le CUP doutait aussi de la loyauté des Kurdes habitant la même région, mais aussi de celle des maronites chrétiens du mont Liban, des juifs de Palestine et du chérif de La Mecque, Hussein Ben Ali. Lorsque le conflit se transforma en guerre totale, les tensions s’intensifièrent et finirent par se traduire en politiques étatiques de répression, de déportation et de violences extrêmes.
Des réfugiées trient les munitions pour l'armée britannique au dépôt de Bagdad.
L’effondrement du front palestinien en 1917 est-il dû uniquement à des raisons militaires, ou est-il la conséquence de la « désagrégation » de l’intérieur de l’empire, épuisé par plusieurs années de guerre ?
Après la tentative manquée de l’Entente de forcer le blocus des détroits ottomans et de prendre Constantinople (Istanbul), Londres renforça ses moyens militaires en Egypte, notamment grâce à des troupes de ses possessions impériales : Inde, Australie et Nouvelle-Zélande. Ces forces commencèrent à progresser vers le nord en 1917, au moment où les moyens dont disposait l’armée ottomane pour ravitailler, équiper et transporter ses propres troupes étaient tombés à un niveau dangereusement bas. La révolution russe soulagea quelque peu le front ottoman du Caucase, ce qui permit aux Ottomans de contenir les Britanniques jusqu’à la moitié de l’année 1917. Mais, en décembre, les Britanniques s’emparaient de Jérusalem.
La guerre a-t-elle provoqué la chute de l’empire et l’avènement du kémalisme ? Ou bien l’Empire turc se serait-il désagrégé même sans la guerre ?
Il est impossible de savoir ce qui se serait passé si l’Empire ottoman n’avait pas pris part à une guerre totale en 1914. Il est important cependant de ne pas considérer que c’est l’issue de la première guerre mondiale qui lui a été fatale. Car les guerres des Balkans et la première guerre mondiale ont porté au pouvoir le CUP et lui ont permis de mettre en œuvre sa vision de l’avenir. Or, l’établissement d’une population musulmane homogène en Anatolie faisait partie de cette vision.
Quelles traces la guerre a-t-elle laissées dans la politique actuelle de la Turquie et dans l’opinion publique ? A-t-elle favorisé le nationalisme ? Nourrit-elle une nostalgie de l’empire, ressuscitée par les tentatives d’hégémonie économique de l’AKP [Adalet ve Kalkınma Partisi, actuellement au pouvoir] ? A-t-elle motivé une réaffirmation du kémalisme au travers du désir d’Ankara d’intégrer l’Union européenne ?
Les séquelles de cette guerre restent très fortes aujourd’hui encore en Turquie, et elles continuent de peser sur la politique intérieure et extérieure turque. Les politiciens invoquent cette guerre pour exhorter à l’unité nationale et à la loyauté envers l’Etat. Dans le discours public, on fait référence à cette guerre comme à un moment déterminant de l’histoire « turque » plutôt qu’ottomane. Le récit qu’on en fait met en valeur la résistance « turque » contre les adversaires tant intérieurs qu’extérieurs. Les remises en cause de l’autorité de l’Etat ont été durant tout le XXe siècle et sont aujourd’hui encore comparées aux années de guerre. La guerre – Gallipoli et Mustafa Kemal en particulier – incarnent à la fois la naissance et le salut de la « nation turque » et la confrontation actuelle de la Turquie avec un système international hostile. Aujourd’hui, beaucoup des reliquats de la guerre, qui, a priori, pourraient sembler contradictoires, sont associés. Le kémalisme, l’identité musulmane, le désir de voir la Turquie jouer un rôle économique plus important au Moyen-Orient et en Afrique du Nord et le processus d’intégration à l’Union européenne ne font plus qu’un, et le fil directeur de cette idéologie, c’est l’expansion du pouvoir économique et politique et la victoire aux élections.
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