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Le Monde, le 02.11.2015
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Contre toute attente, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) a remporté les élections législatives de dimanche 1er novembre en Turquie, regagnant la majorité parlementaire perdue lors du précédent scrutin du 7 juin. Les principaux instituts de sondage, prompts à prédire à l’AKP un score médiocre (entre 37 et 43 %) se sont fourvoyés.
Gratifiée de 49,3 % des suffrages, la formation du président Recep Tayyip Erdogan enverra 316 députés au parlement (sur 550), assez pour gouverner seule, trop peu, en revanche, pour modifier la Constitution dans le sens du régime présidentiel fort voulu par le chef de l’Etat.
Ce résultat est un triomphe pour M. Erdogan, dont le parti récupère, en un tournemain, les 3 millions de voix qui lui avaient échappé en juin. « Aujourd’hui est un jour de victoire pour la démocratie », a déclaré le premier ministre sortant et chef de l’AKP, Ahmet Davutoglu, depuis sa ville natale de Konya au centre de l’Anatolie, où il s’est recueilli sur le tombeau du poète soufi Jalal Ud Din Rumi (1207-1273), adepte de la tolérance. « Aujourd’hui, il n’y a pas de perdants, que des gagnants », a-t-il précisé à l’adresse de ses rivaux.
Le parti kurde se maintient in extremis
Selon des résultats quasiment définitifs, le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) arrive en deuxième position avec 25,4 % des voix, un résultat semblable à celui de juin (25 %). Les deux grands perdants du scrutin sont le Parti de l’action nationaliste (MHP, droite nationaliste) et le parti de la Démocratie des peuples (HDP, gauche prokurde) qui cèdent respectivement 4 et 3 points par rapport à leur score de juin. Doté de 10,4 % des suffrages, le HDP a franchi in extremis le seuil nécessaire pour être représenté au parlement avec 56 députés.
Son score a été inférieur à celui de juin dans toutes les villes du sud-est à majorité kurde, à l’exception d’une seule ville, Sirnak. Dénonçant « une élection ni équitable, ni juste », le coprésident du parti prokurde Selahattin Demirtas a rappelé qu’il avait préféré renoncer aux rassemblements électoraux après le double attentat suicide perpétré contre des manifestants pacifiques, dont beaucoup de militants du HDP, à Ankara le 10 octobre, qui a fait 102 morts.
Alors que la campagne électorale était inexistante dans la rue, l’AKP a tiré parti de sa position au pouvoir en multipliant les apparitions à la télévision. Rien qu’en octobre, M. Erdogan a bénéficié de 29 heures de temps d’antenne sur la chaîne TRT, et de 30 heures pour son parti, contre cinq heures pour le CHP, une heure et dix minutes pour le MHP, dix-huit minutes pour le HDP.
La reprise des affrontements avec le PKK
Entre le 7 juin et le 1er novembre, le HDP a perdu un million de voix, celles des conservateurs. Les rigoristes religieux et les chefs de clans qui s’étaient laissés séduire par le discours novateur et pacifiste du HDP en juin, ont décidé, cinq mois plus tard, de revenir vers l’AKP, pour lequel ils avaient toujours voté par le passé.
La reprise des affrontements entre les séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie) et les forces turques, n’est sans doute pas étrangère à ce choix. En revendiquant l’assassinat de deux policiers turcs à Ceylanpinar (frontière turco-syrienne), le 22 juillet, le PKK a mis le feu aux poudres. Au moment où le HDP gagnait en légitimité, fort de son bon score (13 %) aux législatives de juin, la rébellion kurde tombait dans le piège tendu par l’AKP, celui du recours à la violence. La rhétorique du tandem au pouvoir – le président Erdogan et son premier ministre, Ahmet Davutoglu –, prompt à présenter le HDP comme une succursale du PKK, a fait le reste.
Un discours de menaces et de terreur
Deuxième bon point pour M. Erdogan : la chasse lancée sur les terres des nationalistes du MHP s’est révélée payante. En déclarant « la guerre jusqu’au bout » contre les rebelles kurdes, en bombardant leurs positions en Turquie et dans le nord de l’Irak, le président turc s’est acquis la sympathie de la droite nationaliste, farouchement opposée à toute concession envers la minorité kurde. Son discours de chef à poigne, capable de mener une guerre « synchronisée » contre l’organisation Etat islamique (EI) et contre le PKK, a flatté l’imaginaire de la droite nationaliste.
Enfin, le retour en grâce des islamo-conservateurs prouve que les discours de menace distillés par le président et son premier ministre ont été compris. Après l’attentat de Daglica perpétré le 6 septembre par le PKK contre un convoi de soldats turcs (16 morts), les locaux du quotidien Hürriyet ont été attaqués à deux reprises par une foule déchaînée, emmenée par le député de l’AKP Abdurahim Boynukalin. La foule reprochait au journal d’avoir rapporté que Recep Tayyip Erdogan avait déclaré : « Ça ne se serait pas passé ainsi si vous m’aviez donné 400 députés ».
Entre le 8 et le 9 septembre, des équipées punitives ont eu lieu de nuit dans plusieurs villes de Turquie contre les bureaux du HDP. Dans la foulée, des centaines de commerces tenus par des Kurdes ont été ravagés, parfois même incendiés. Dans le quartier stambouliote de Besiktas, des manifestants scandaient : « Nous ne voulons pas d’opérations militaires [contre les rebelles du PKK], nous voulons des massacres. »
Récemment, lors d’une tournée électorale à Van (Est), le premier ministre, Ahmet Davutoglu, a mis en garde contre « le retour des Renault 12 blanches », le type de voitures utilisées par les escadrons de la mort à la fin des années 1990 pour enlever et faire disparaître les Kurdes soupçonnés de sympathies envers le PKK. « Les forces du mal savent que si l’AKP faiblit, les bandes terroristes regagneront en puissance, et le processus de règlement du problème kurde va se terminer. Et les crimes non élucidés recommenceront… », a-t -il menacé. Son message a été entendu.
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