LETTRE D’ISTANBUL
246 personnes ont été tuées alors qu’elles tentaient de s’opposer au putsch de juillet 2016, donnant naissance à un nouveau récit national.
Depuis le putsch manqué du 15 juillet 2016, le récit national turc est en cours de réécriture. Le président Recep Tayyip Erdogan l’a dit et répété : la lutte contre la tentative de coup d’Etat « n’est pas différente » de la guerre d’indépendance lancée entre 1919 et 1922 par Mustafa Kemal Atatürk contre les puissances étrangères qui occupaient le pays.
Aux yeux des responsables turcs, obnubilés par la théorie du complot, il ne fait aucun doute que les partenaires occidentaux de la Turquie – l’Union européenne et les Etats-Unis – ont joué un rôle actif dans la tentative de renversement du président.
Imputé par Ankara au prédicateur musulman installé aux Etats-Unis Fethullah Gülen, le putsch manqué a conduit à l’instauration de l’état d’urgence et à une vague de purges sans précédent. Depuis les événements, près de 150 000 salariés ont été limogés et plus de 47 000 personnes (policiers, militaires, magistrats) ont été arrêtées, soupçonnées de collusion avec le prédicateur.
Avant tout, le putsch a donné naissance à une nouvelle doxa, fondée sur la détestation de l’Occident, sur le rejet des principes des pères fondateurs de la Turquie et sur l’exaltation des « martyrs ». D’Erzurum (est) jusqu’à Edirne (ouest), on ne compte plus les universités, les écoles, les ponts, les rues nommés à la mémoire des « martyrs du 15 juillet ». Deux cent quarante-six personnes ont été tuées alors qu’elles tentaient de s’opposer au soulèvement, comme le leur avait demandé le président Erdogan dans un appel lancé à la télévision aux heures les plus sombres du putsch.
« Le lotissement du martyr »
Depuis, l’épopée des « martyrs du 15 juillet » rythme la vie quotidienne. Dans les stations de métro, les portraits grand format en noir et blanc des victimes du putsch sont régulièrement exposés, des films et des séries de télévision vouant un culte à la « martyrologie » sont diffusés.
Une nouvelle pièce de monnaie, frappée à l’effigie des défenseurs de la nation, a été mise en circulation. C’est la première fois qu’une pièce ne comporte pas le profil d’Atatürk, remplacé en l’occurrence par des mains multiples qui brandissent le drapeau national.
A Çanakkale, ville au bord du détroit des Dardanelles, la plupart des bacs qui assurent la traversée arborent sur leurs coques le nom du martyr Ömer Halisdemir, un sous-officier de l’armée promu au rang de héros national depuis le coup d’Etat.
« Sans lui, Dieu sait ce qui se serait passé. Il a tué l’un des cerveaux du putsch et, ce faisant, il a modifié le cours des événements. Il a payé de sa vie pour nous sauver de la dictature et de la guerre civile », assure Semra, une adolescente qui peine à retenir son foulard face au vent déchaîné qui souffle sur le pont du ferry assurant la liaison entre Çanakkale et Eceabat, la ville en face.
Le nom du sous-officier est devenu viral. Son exploit a inspiré des dissertations dans les lycées. Des montres à son image ont été vendues par les cercles nationalistes. Sa tombe, dans la région de Nigde, au centre du pays, est devenue un lieu de pèlerinage.
Enfin, non content d’avoir été donné à des bateaux, à des écoles, à des universités et à 272 nouveau-nés, son nom a servi de faire-valoir à un projet immobilier démarré à Sakarya, près d’Istanbul. « Le lotissement du martyr Ömer Halisdemir : une nouvelle adresse pour une vie confortable », disait la publicité, avant d’être interdite à la demande de la famille.
En novembre 2016, le film Moi Ömer, du réalisateur Mesut Sengec, a séduit le public du festival du film d’Antalya en relatant le parcours du jeune martyr, lequel, issu d’un milieu modeste et campagnard, se retrouve bientôt à Ankara, affecté au service du général lieutenant Zekaï Aksakalli, le chef des forces spéciales.
« Je l’ai embrassé sur le front »
Le général a livré son témoignage le 20 mars devant la 14e chambre d’Ankara, où les militaires accusés d’avoir assassiné M. Halisdemir étaient jugés. Tard dans la nuit du 15 juillet à Ankara, alors qu’une partie de l’armée s’est déjà rebellée contre sa hiérarchie, le général lieutenant Zekaï Aksakalli est retranché à l’intérieur du quartier général des forces spéciales de la police à Golbasi, dans la banlieue d’Ankara, qui se retrouve sous le feu des putschistes.
A huit reprises, il appelle Ömer Halisdemir, son subordonné tireur d’élite, qui se trouve à l’extérieur du QG. Il veut l’alerter de l’arrivée imminente du général Semih Terzi. Chargé des opérations sur la frontière turco-syrienne, et contre les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans les régions du sud-est, le général Terzi est venu de Diyarbakir à Ankara le matin même. Mais de l’aveu du général Aksakalli, il s’est fait porter pâle à la réunion prévue pour le début de l’après-midi du 15 juillet au siège de l’état-major.
Zekaï Aksakalli a tout de suite flairé quelque mauvais coup : « J’ai découvert que le général Terzi était un traître, un comploteur. Apprenant qu’il se dirigeait vers le quartier des forces spéciales, j’ai ordonné à Halisdemir de le tuer. »
Halisdemir s’est exécuté. Après avoir abattu le général Terzi de plusieurs balles, il a été fauché par les tirs de riposte de sa garde rapprochée. « Quand je suis arrivé à l’entrée du QG, j’ai vu les putschistes qu’on emmenait et le corps de Halismedir étendu sous une couverture. Je l’ai embrassé sur le front », racontera Zekaï Aksakalli.
« Nous avons tiré car nous pensions qu’Halisdemir était un putschiste », rétorqueront les militaires inculpés. Certains iront jusqu’à avancer que le général Terzi était venu à Ankara avec le plein accord de Zekaï Aksakalli qui aurait organisé son déplacement. Les audiences de ce procès, un parmi tant d’autres, sont terminées. Le verdict devrait tomber en juin.
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