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Le Monde, le 04/09/2021
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Alors que le chômage et l’inflation gagnent du terrain, les réflexes de rejet se renforcent dans ce pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés au monde. Un mécontentement attisé par les partis d’opposition qui reprochent au gouvernement le laxisme de sa politique migratoire.
Pour avoir reçu chez elle des journalistes étrangers, Farideh, une jeune Afghane installée en Turquie depuis plusieurs années, a été congédiée par sa propriétaire turque, juste après la visite des indésirables, aperçus par cette dernière dans la cour de l’immeuble au moment où ils prenaient congé.
La mère de famille, qui a un mois pour se trouver un nouveau logement, ne cesse de se demander pourquoi elle a été chassée. Faut-il y voir une ruse de la propriétaire avide d’obtenir une augmentation du loyer ? A moins qu’il ne s’agisse de sa part d’une manifestation ordinaire de xénophobie ? « A travers les actualités et les réseaux sociaux, la population turque voit que des milliers d’Afghans sont passés en Turquie ces derniers mois pour fuir l’offensive des talibans. Les gens sont inquiets », explique la jeune femme.
Syrie, Afghanistan, Iran, Irak…
La Turquie est le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés au monde : 3,7 millions de Syriens ayant fui la guerre y sont hébergés, s’ajoutant aux centaines de milliers de réfugiés venus d’Afghanistan, d’Iran, d’Irak et d’ailleurs.
La question migratoire est devenue brûlante, une vraie bombe à retardement pour le gouvernement, surtout depuis que le pays se retrouve confronté à la perspective de l’arrivée d’une nouvelle vague de réfugiés venus d’Afghanistan, via l’Iran. La prise de pouvoir des talibans et le départ contraint des troupes turques de l’aéroport de Kaboul ont renforcé les craintes des autorités.
Parvenue au maximum de sa capacité d’accueil, la Turquie « ne pourra pas supporter un fardeau migratoire supplémentaire », a expliqué récemment le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à la chancelière allemande Angela Merkel. C’est aussi pour régler la question des réfugiés afghans, estimés par le ministère de l’intérieur à environ 300 000 sur le sol turc, dont 129 323 seulement sont légaux, que M. Erdogan s’est dit prêt à engager le dialogue avec les talibans.
Un mur de béton sur plus de 100 kilomètres
Ankara cherche par tous les moyens à endiguer le flux. En construction depuis 2017, un mur de béton a vu le jour sur plus de 100 kilomètres le long de la frontière avec l’Iran. Il est prévu de le prolonger et de le renforcer par des tours de guet, des caméras à infrarouge, des tranchées. Récemment, les contrôles se sont multipliés le long de la frontière et sur les routes. Des représentants des forces spéciales ont été envoyés en renfort pour traquer les passeurs et les migrants clandestins.
Le gouvernement est soucieux de montrer à la population qu’il maîtrise les frontières du pays. S’il ne le fait pas, les manifestations d’hostilité envers les réfugiés pourraient s’amplifier. Le 12 août, dans le quartier d’Altindag à Ankara, plusieurs centaines de jeunes hommes munis de bâtons ont détruit des commerces, des voitures et des logements appartenant à des Syriens.
La violence s’est abattue sur ce quartier d’ordinaire plutôt tranquille après une rixe entre des Turcs et des Syriens, au cours de laquelle un jeune Turc a été tué. Pendant des heures, les assaillants se sont acharnés sur les biens des Syriens, ont pillé et détruit au nez et à la barbe des policiers, visiblement débordés. Une centaine d’individus soupçonnés d’avoir pris part à ces attaques ont été arrêtés tandis que les médias s’alarmaient de la montée du sentiment anti-migrants parmi la population.
Attaque xénophobe plutôt rare en Turquie
En réalité, de telles attaques xénophobes sont plutôt rares en Turquie, surtout si on les rapporte au nombre total de réfugiés – légaux et illégaux – présents dans le pays, soit 5 millions, selon M. Erdogan, et à la population du pays : 82 millions d’habitants. Jusqu’ici, le gouvernement, avec le soutien financier de l’Union européenne, n’a pas ménagé ses efforts pour ouvrir aux « invités syriens », bénéficiaires d’une protection temporaire et non du statut de réfugiés au sens de la convention de Genève, les portes des établissements scolaires et du système de santé.
Ces dernières années, l’hospitalité des Turcs semble avoir atteint sa limite. Depuis 2016, Ankara a érigé un autre mur le long de sa frontière avec la Syrie et n’accorde qu’au compte-gouttes les permis de « protection temporaire » aux personnes qui fuient le chaos syrien. « En général, les Turcs sont plutôt bienveillants à notre égard, mais il n’est pas rare que certains nous apostrophent et nous disent de rentrer en Syrie », explique Musa, un réfugié installé à Ankara avec sa famille et qui travaille en tant que journalier dans le bâtiment.
M. Erdogan s’est dit récemment « conscient du mécontentement causé par l’immigration irrégulière », marquant ainsi la distinction entre les réfugiés afghans, privés de statut, et les réfugiés syriens, tolérés et qui finiront par rester. Ces neuf dernières années, plus d’un million de Syriens sont nés en Turquie révèle l’ONG Mülteci Destek Dernegi (association de soutien aux réfugiés) dans un bilan publié en 2021.
Elections, législatives et présidentielle, prévues en 2023
Le mécontentement est attisé par les partis d’opposition qui reprochent au gouvernement le laxisme de sa politique migratoire. Quelques semaines avant les débordements xénophobes d’Altindag, Kemal Kiliçdaroglu, le chef du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), qui se pose en rival de M. Erdogan en vue des élections, législatives et présidentielle, prévues en 2023, avait promis, une fois de plus, de « renvoyer les Syriens chez eux » si son parti venait à remporter les élections.
Sa proposition semble recueillir un écho favorable parmi les classes populaires, touchées de plein fouet par la baisse de leur pouvoir d’achat sur fond de pandémie de Covid-19. Dans ce contexte, la politique d’accueil des Syriens mise en œuvre à partir de 2012 par le président Erdogan ne passe plus.
Entre 2012 et 2018, cette question n’était pas aussi sensible car l’économie se portait mieux. Aujourd’hui, alors que le chômage et l’inflation gagnent du terrain, les réflexes de rejet se renforcent, rendant plus difficile l’élaboration d’une politique migratoire concertée.
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