Le pouvoir turc continue à mettre la pression sur les journalistes. De passage à Genève, Ozgür Mumcu, l’une des figures du quotidien kémaliste Cumhuriyet, récipiendaires du Prix Right Livelihood 2016 (1), dresse un tableau plutôt sombre de la situation mais non dépourvu d’espoir.
Où en est-on de la répression aujourd’hui?
Depuis l’instauration de l’état d’urgence, le pouvoir s’emploie à museler toutes les voix dissonantes. Il a fait fermer des journaux et des chaînes de télé et il continue à procéder à des arrestations. Aujourd’hui, cinquante-six journalistes se trouvent en prison. Des députés et des universitaires ont également été arrêtés. Il n’y a pas que les gens qui sont soupçonnés de liens avec Gülen. Il y a aussi beaucoup de personnes issues des rangs de la gauche.
Quelles sont leurs conditions de détention?
En ce qui concerne les journalistes que je connais, ils sont détenus dans une prison de haute sécurité. Ils ne font pas l’objet de mauvais traitements ou de torture mais leurs droits sont restreints. Ils n’ont pas accès à leurs avocats et ne savent pas sous quel chef d’accusation ils vont être poursuivis, ni même s’il y aura un procès.
La réaction internationale vous semble-t-elle assez forte?
Au sein de l’opposition, certains se plaignent de ne pas recevoir suffisamment de soutiens. Mais lorsque le Parlement européen, par exemple, prend position et dénonce ce qui se passe en Turquie, le pouvoir s’en sert pour crier au complot orchestré depuis l’extérieur et accroît encore un peu plus la pression. La solidarité des institutions européennes et notamment du Conseil de l’Europe sur les droits de l’homme me paraît importante. L’opposition a besoin de sentir qu’il existe toujours des voies démocratiques et que les violations commises aujourd’hui pourront être poursuivies demain. Il faut poursuivre la collaboration avec l’opposition kurde et la société civile mais c’est aux Turcs de réinstaller la démocratie.
Vous restez optimiste?
Nous cherchons des moyens de nous sortir de cette situation. C’est très difficile parce que la société civile est traumatisée et que la répression est forte. Pour le moment, Erdogan utilise les techniques de Poutine pour museler l’information et brider les gens. La laïcité est fortement ancrée dans notre société. C’est difficile de dire comment les choses vont évoluer. Tout peut changer très rapidement. Les Européens ne doivent pas oublier qu’une moitié de la population turque ne vote pas pour Erdogan.
Vous vous sentez vous-même menacé? Le prix qui vous a été décerné peut-il vous protéger?
Aujourd’hui, tout le monde se sent menacé. En ce qui concerne le prix qui m’a été remis, on verra. Cela peut produire aussi l’effet inverse à court terme mais je ne doute pas de son utilité à moyen et long terme.
Jusqu’où est prêt à aller Erdogan?
Je pense qu’Erdogan a un agenda politique en tête. Il va chercher à organiser un référendum dans une atmosphère de peur. Il veut instaurer un régime présidentiel.
Comment expliquez-vous son rapprochement avec Vladimir Poutine?
C’est un vrai retournement mais je ne suis pas étonné. Erdogan est pragmatique. D’une certaine manière, il envoie un message à l’opinion publique. Il rappelle ainsi aux Européens qu’ils ne sont pas la seule option. Je ne sais pas s’il ira jusqu’à couper tous les liens avec les Européens. Il va sans doute essayer de marchander. En attendant, cette posture d’homme fort qui fréquente un autre homme fort renforce son assise électorale.
Peut-il mettre à exécution sa menace et laisser les migrants entrer en Europe?
S’il n’obtient pas la levée de l’embargo sur les visas ou l’aide financière qui lui a été promise, il est capable de mettre sa menace à exécution. Il a déjà ouvert les frontières par le passé, il peut le refaire. Mais avant d’aller jusque-là , il va essayer d’obtenir quelque chose.
(1) Le Right Livelihood Award, communément appelé en français « prix Nobel alternatif », récompense les personnes ou associations qui travaillent et recherchent des solutions pratiques et exemplaires pour les défis les plus urgents de notre monde actuel. Un jury décide des prix parmi des thèmes tels que la protection de l’environnement, les droits de l’homme, le développement durable, la santé, l’éducation, la paix, etc.
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