Sur la côte turque de la mer Egée, les départs de réfugiés vers les îles grecques ont cessé. Plus un migrant ne passe. Les derniers à avoir tenté l’aventure, 48 Syriens montés à bord de canots depuis une crique de Bademli, un village de pêcheurs au nord d’Izmir, ont été interceptés par les gardes-côtes turcs, dimanche 15 mai.
« Les autorités turques prennent l’accord signé avec l’Europe très au sérieux. La police a multiplié les patrouilles, les moindres recoins de la côte sont surveillés, du coup les passeurs se font tout petits, raconte Kadir Yildirim, gérant d’un restaurant sur le port de Dikili, une station balnéaire prisée des Stambouliotes à 60 kilomètres au nord d’Izmir : « Les routes sont placées sous la vigilance des gendarmes, les compagnies de bus et de taxis ont interdiction de prendre des réfugiés sur des grands trajets. »
« On peut dire que la décision de refouler les migrants a marché. Les candidats au départ y regardent à deux fois désormais. Ils se disent, à quoi bon prendre autant de risques à traverser la mer Egée si c’est pour être renvoyés ? Ceux qui ont fait fortune sur le dos des réfugiés, les hôteliers, les guetteurs, les passeurs, les taxis, font grise mine aujourd’hui », assure Yalçin Yanik, un syndicaliste qui anime à Izmir une association d’aide aux réfugiés syriens.
« Trop pauvres pour partir »
 » La première grande vague de migrants à faire la traversée vers les îles grecques, c’était pour la plupart des Syriens jeunes, dynamiques et aisés. Le passage n’est pas donné, il faut compter 1 500 euros et plus par personne. Ceux qui restent ici à Basmane sont trop pauvres pour partir « , assure cet ouvrier du cuir qui a ouvert aux démunis sa petite maison du quartier de Basmane, à Izmir.
Depuis l’accord entré en vigueur le 20 mars entre l’Union européenne (UE) et la Turquie, le nombre de migrants arrivés en Grèce en avril a chuté de près de 88 %, selon l’Office international des migrations (OIM) : 3 360 arrivées ont été enregistrées en Grèce en avril, contre 26 971 en mars.
Après le déferlement de plus d’un million de réfugiés sur le territoire de l’UE en 2015, Bruxelles et Ankara ont trouvé la parade pour y mettre un terme. Le compromis négocié de haute lutte à l’initiative d’Angela Merkel prévoit le renvoi en Turquie de tous les migrants arrivés sur les îles grecques depuis cette date, soit environ 8 500 personnes. A ce jour, moins de 400 ont été renvoyés vers le petit port turc de Dikili. Dressée sur le quai, juste à côté du poste des gardes-côtes, la tente blanche censée servir à l’enregistrement des migrants est vide. Aucun bateau à l’horizon, plus de refoulement.
 » Le garçon a été frappé  »
La première vague de refoulés, soit 202 personnes (Afghans, Pakistanais, Bengladais, Africains) arrivées à Dikili lundi 4 avril, jour de la mise en application de l’accord, a été embarquée de force, sans avoir pu déposer une demande d’asile. Aysegül Karpuz, une jeune avocate d’Izmir, militante des droits de l’homme, a retrouvé la trace de ce convoi et des suivants. Après avoir été enregistrés sur le quai de Dikili, tous les migrants ramenés de Grèce ont été installés dans des autobus, direction le centre de rétention de Pelhivanköy, entre Istanbul et Edirne, où ils sont enfermés depuis.
Le 29 avril, après bien des démarches, la jeune avocate a été autorisée à rencontrer deux de ses clients, de jeunes Afghans, un garçon de 17 ans et sa cousine de 19 ans, dont elle défend bénévolement les dossiers de demande d’asile. La rencontre a eu lieu en présence d’un policier.  » Je lui ai demandé de tourner le dos pour qu’il ne puisse pas lire sur les lèvres de mes clients, il l’a fait « , précise-t-elle.  » Mes clients m’ont rapporté avoir été emmenés de force, sans savoir qu’ils retournaient en Turquie. Sur le bateau du retour, le garçon a été frappé, il a un constat médical. Personne n’a pu faire une demande d’asile « , déplore Me Karpuz.
Depuis sa visite, six demandes d’asile ont été déposées. Six personnes pourront bientôt quitter le centre de rétention, un bâtiment propre et neuf, qui est une prison sans en avoir le statut. Ce qui complique le travail de l’avocate :  » Dans une prison, j’ai le droit de visiter mes clients, dans les centres de rétention, l’arbitraire prévaut. Il faudrait que les institutions européennes poussent pour qu’il y ait des règles de fonctionnement de ces centres, que les détenus n’y soient plus réduits au secret, sans même avoir un stylo pour écrire, et soumis à l’arbitraire, notamment pour ce qui est de l’accès aux avocats.  »
Révoltée par ces pratiques, Ariel Ricker, une jeune avocate américaine, a créé un réseau d’entraide, Advocates Abroad, où 90 experts proposent une aide juridique gratuite aux réfugiés. Très présente en Grèce, l’association a fait des pieds et des mains pour que les migrants, pas toujours tenus au courant de leurs droits, puissent faire une demande d’asile.
 » C’est une question de dignité et de respect des Conventions du droit d’asile « , insiste la jeune femme, de passage à Izmir. Selon elle, l’accord ne fonctionne pas,  » les départs vont reprendre, c’est juste une question de temps « . Pour l’heure, tant que les demandes d’asile sont en cours de traitement, impossible de procéder à de nouvelles déportations.  » Les déboutés de l’asile sont nombreux « , assure Me Ricker. Seuls 33 % des 600 Syriens demandeurs d’asile depuis le 20 mars ont reçu une réponse -positive de la part de la Grèce.
La suspension des renvois de Grèce vers la Turquie – une mesure très controversée dans l’UE – n’est pas la seule entorse de fait au compromis sur les migrants : celui-ci est aussi fragilisé par le récent refus du président turc, Recep Tayyip Erdogan, de modifier la loi antiterroriste turque, comme l’exige Bruxelles. Sans modification, la contrepartie promise par l’UE, soit l’exemption de visas Schengen pour les citoyens turcs, restera lettre morte et l’accord le sera avec elle.
En effet, M. Erdogan a assuré, mardi 24 mai, que le Parlement turc bloquerait la mise en Å“uvre de l’accord de réadmission des migrants si aucun progrès n’était fait concernant l’exemption des visas pour ses compatriotes.  » Les menaces ne sont pas les instruments diplomatiques les meilleurs, et on devrait donc cesser d’en user « , a riposté Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, jeudi en marge du sommet du G7 au Japon :  » De toute façon, elles n’auront pas d’effet.  » La veille, Mme Merkel avait affirmé ne pas être  » inquiète  » :  » Il est possible que certaines questions prennent plus de temps mais sur le fond, en tout cas, nous nous tiendrons aux accords.  » Des accords qui ont déjà permis à la chancelière de réduire considérablement les arrivées de migrants en Allemagne.