Mené par un petit groupe de militaires, le récent coup d’Etat en Turquie a rapidement échoué, avec un lourd bilan de 290 morts. Ces quelques heures, entre la soirée du vendredi 15 juillet et l’aube du lendemain, n’en représentent pas moins un tournant pour la Turquie. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui continue à mobiliser ses partisans dans les rues parce que, selon lui, « le danger n’est pas fini », en sort renforcé. Mais les institutions du pays sont ébranlées, à commencer par l’armée.
Un tiers des 358 généraux turcs ont été arrêtés ou font l’objet d’une enquête. Les forces engagées dans le putsch étaient pourtant très limitées. » En tout et pour tout une demi-douzaine de F-16, une dizaine d’hélicoptères, une quarantaine de blindés et moins de cinq cents hommes « , souligne un expert militaire occidental installé à Ankara. Comme nombre de ses pairs, il est stupéfait de l' » amateurisme » des putschistes.
Retour sur les moments-clés de ce coup d’Etat et sur ses nombreuses zones d’ombre. Et notamment sur le rôle des » gülenistes « , les membres de la confrérie de Fethullah Gülen. Ce dernier, réfugié aux Etats-Unis depuis 1999, longtemps un allié d’Erdogan, est devenu l’un de ses plus farouches adversaires. Ankara l’accuse d’avoir ourdi le putsch.
Un coup d’Etat sans troupes
Il est 16 heures, le 15 juillet, quand Hakan Fidan, le directeur du MIT, les services secrets turcs, avertit le chef d’état-major, le général Hulusi Akar, » du risque imminent d’un coup d’Etat « . Il y avait eu quelques alertes ces derniers mois, mais cette fois cela semble sérieux. Etrangement, pourtant, cet homme lige de Recep Tayyip Erdogan n’aurait pas appelé le président… pour ne pas le déranger pendant ses vacances. Ni le premier ministre, Binali Yildirim. » C’est mon beau-frère qui m’a donné la nouvelle, vers 20 heures, et je n’arrivais pas à y croire « , a raconté plus tard le président, qui refuse de demander la démission de son maître espion.
Le chef d’état-major et les responsables des différentes armes interdisent les vols militaires comme tout mouvement de blindés. Mais les ordres ne sont pas partout respectés. Bien des officiers supérieurs, y compris son propre aide de camp, Levent Turkkan, sont en effet impliqués dans le complot et décident de précipiter les choses.
» Je suis le fils d’un pauvre fermier et, comme j’étais un bon élève à l’école, la confrérie m’a poussé dans les études jusqu’à l’académie militaire « , a reconnu après son arrestation -Levent Turkkan, admettant ses liens avec les gülénistes. Les photos montrent qu’il a été sérieusement tabassé avant ses » aveux « . » La pénétration des gülénistes au sein de l’institution militaire avait commencé depuis longtemps, mais elle s’est amplifiée avec l’arrivée au pouvoir d’Erdogan, qui les a utilisés pour reprendre en main l’armée « , explique le général retraité Ahmet Yavuz.
Levent Turkkan a convoqué le patron de l’armée de terre, Salih Zeki Colak, et son adjoint pour une réunion dans le bureau du général Akar. Il est 21 heures. Un groupe d’hommes des forces spéciales avec à sa tête un des comploteurs, le général Mehmet Disli, fait irruption dans la pièce, demandant aux trois généraux de rejoindre le mouvement. Le chef d’état-major refuse, ainsi que le chef de l’armée de terre, dont l’appui serait crucial, car elle représente 65 % des effectifs. Menacés, frappés, ils sont emmenés à la base aérienne d’Akincilar, le quartier général des putschistes en lointaine périphérie d’Ankara. Ces derniers n’ont donc pas réussi à faire basculer la direction de l’armée. Nombre de soutiens leur ont fait faux bond même s’ils ont encore des appuis dans la gendarmerie et les forces spéciales engagées contre les rebelles kurdes dans le Sud-Est. Les mutins n’en persistent pas moins dans » une opération qui ressemble à un attentat-suicide « , selon l’expression du journaliste Ahmet Sik, auteur de plusieurs enquêtes sur les réseaux gülénistes.
Les ponts d’Istanbul
En ce vendredi soir estival, la plupart des Stambouliotes sont dans la rue. Les terrasses des cafés et des restaurants sont bondées. Au Club maritime de Moda, un quartier branché de la rive asiatique, le général de l’aviation Mehmet Sanver marie sa fille. Tout le gratin des forces aériennes a été convié. Pas moins de huit généraux sont présents, dont Abidin Unal, le commandant en chef de l’armée de l’air. Au beau milieu de la fête, des hélicoptères atterrissent dans le jardin du Club maritime. Des commandos armés font irruption au milieu des convives et s’emparent des -généraux, lesquels sont conduits jusqu’aux hélicoptères. Le général Unal est emmené sur la base d’Akincilar. C’est de là que partiront les F-16 envoyés par les conjurés bombarder le Parlement, les abords du palais présidentiel, le quartier général du MIT.
A 22 heures, les Stambouliotes assistent, interloqués, au déploiement de plusieurs véhicules militaires, dont des chars, sur les deux ponts qui enjambent le Bosphore. Armes automatiques en main, de jeunes appelés empêchent la circulation. Ils expliqueront plus tard avoir cru participer à une opération antiterroriste. La rumeur commence à courir qu’un putsch est en cours. Pour ceux qui ne sont ni sur les ponts ni à l’aéroport, où des véhicules militaires ont aussi été déployés, la nouvelle a l’air d’une mauvaise blague.
Echec à Marmaris
Le premier objectif des putschistes aurait dû être de s’emparer de Recep Tayyip Erdogan en vacances à Marmaris, dans le sud-ouest du pays. » Dans les coups d’Etat précédents, en 1960, en 1971 et en 1980, l’armée entrait en opération à 3 heures du matin, arrêtait en pyjama le premier ministre comme les principaux responsables des partis et, quand le pays se réveillait, la loi martiale avait été proclamée, interdisant de sortir dans les rues « , raconte Mehmet Dulger, ancien conseiller de Suleyman Demirel, premier ministre conservateur déposé en 1980, puis de M. Erdogan.
Dès que se précisent les informations sur le » coup « , le président fait évacuer sa famille et se prépare à résister. » Il m’a dit de s’organiser pour que le peuple soit dans la rue « , a expliqué Nihat Ozturk, le maire du district, un membre du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation politique du président. Les militants affluent, entourant l’hôtel. Des proches suggèrent à Erdogan de se réfugier à Rhodes, une île grecque à un quart d’heure d’hélicoptère. Il s’y refuse, même si la situation semble de plus en plus grave.
Un appel du général Umit Dundar, commandant de la 1re armée, celle d’Istanbul, change la donne. » Vous êtes le président légitime et je vous suis loyal « , affirme-t-il, lui demandant de le rejoindre à Istanbul, où il est en mesure » d’assurer sa sécurité « . Un hélicoptère emmène aussitôt M. Erdogan et sa garde rapprochée vers l’aéroport de Dalaman tout proche, où attend l’avion présidentiel. » C’était à un quart d’heure près « , a raconté le chef de l’Etat. Trois hélicoptères partis de la base de Cigli, près d’Izmir, avec des militaires putschistes, arrivaient sur zone.
» Le commandant nous a dit que l’on allait arrêter un chef terroriste et il nous a demandé de nous préparer s’il le fallait à mourir en martyr « , a expliqué Serkan Elçi, un jeune soldat, mutin à son insu. Une fois qu’il est arrivé sur place, ses supérieurs lui annoncent : » C’est un coup d’Etat pour la patrie. » Mais l’avion présidentiel a déjà décollé. Resté à Istanbul, Ali Yazici, l’aide de camp du président, accusé de liens avec les putschistes, aurait essayé plusieurs fois d’obtenir le numéro d’identification du vol, mais les hommes de la sécurité présidentielle se sont méfiés. Escorté par deux F-16 loyalistes, l’avion est un moment approché par un F-16 des putschistes qui s’éloigne.
La bataille des télévisions
» Les forces armées ont pris le pouvoir pour faire face aux menaces pesant sur la République » : il est 23 heures, la présentatrice vedette de TRT, la télévision publique, Tijen Karas, lit la proclamation du fantomatique » Conseil pour la paix dans la nation « . Une cinquantaine de putschistes se sont emparés des studios à Istanbul. » Ils m’ont menacée de leurs armes, je n’avais pas le choix « , a-t-elle expliqué. Le texte reprend des extraits des discours de Mustafa Kemal, le fondateur de la République, et les grands thèmes des putschistes de 1960. » C’est un simple vernis. Ils n’avaient ni des objectifs clairs ni un programme, et pas de vrais leaders « , ironise Haluk Ozdalga, dissident de l’AKP et ancien président de la commission Union européenne-Turquie au Parlement.
Dans les coups d’Etat militaires précédents, c’était une brochette de généraux qui se présentait sur les ondes de la télévision publique. Les putschistes n’ont rien compris aux changements du pays en se contentant d’occuper TRT sans vouloir ni pouvoir bloquer les chaînes satellitaires et imposer le black-out aux réseaux sociaux. Le coup d’Etat a été suivi et commenté en direct. C’est aussi, voire d’abord, pour cela qu’il a échoué.
Nul ne sait où est Erdogan. Des Tweet assurent qu’il aurait demandé l’asile à l’Allemagne. » J’essayais sans succès tous les numéros de ses proches, raconte Hande Firat, une des journalistes vedettes de CNN Turk, la grande chaîne d’information en continu du groupe Dogan, plusieurs fois ciblée par le pouvoir. Finalement l’un d’eux répond : ils sont à Dalaman, à l’aéroport, et nous décidons de faire l’interview aussitôt via Facetime. »
La camera montre sur l’écran du portable de la journaliste le visage décomposé du président, encore sous le choc. Mais son verbe est toujours aussi enflammé pour dénoncer » la tentative d’un groupe minoritaire de l’armée qui paiera un lourd prix pour avoir utilisé contre le peuple les chars et les armes du peuple « . Il appelle les Turcs à descendre dans la rue face aux militaires. Il est 0 h 20. C’est le moment où tout bascule. Deux heures plus tard, pour se venger, un petit groupe de mutins attaque le bâtiment de CNN Turk.
Bombardements à Ankara
Ils sont une centaine de députés de tous les partis retranchés dans les bâtiments de la Grande Assemblée nationale, fermée pour le week-end. Ils sont arrivés par petits groupes, rasant les murs, alors que des combats sporadiques continuent au quartier général des forces armées tout proche.
» J’ai hésité un moment car je craignais que tous les députés présents soient arrêtés mais il fallait être là pour montrer que nous défendions la démocratie avec nos corps « , explique Murat Emir, député d’Ankara du CHP (Parti républicain du peuple, gauche, la principale force de l’opposition). Quand il a entendu, vers 22 heures, les F-16 voler en rase-mottes au-dessus de la ville, il n’y croyait pas. Comme bon nombre d’Ankariotes, y compris les diplomates. » J’ai pensé que c’était un exercice pour la parade du 30 août – Fête de la victoire – « , raconte l’un d’eux. Puis il a fallu se rendre à l’évidence. » J’ai enlevé mon survêtement et mis de bons habits au cas où je serais arrêtée, comme me l’avaient conseillé mes parents qui l’avaient été en septembre 1980 « , raconte une jeune universitaire de gauche, kurde et alévi (secte progressiste issue du chiisme).
Des combats éclatent autour de la direction générale de la sécurité et du centre d’entraînement des forces spéciales de la police. Le premier ministre, Binal Yildirim, lance un premier message sur la chaîne NTV, dénonçant » l’action d’un petit groupe de factieux « . Il avait tenté de rejoindre la capitale depuis Istanbul mais son convoi, qui a pris une route détournée, aurait été pris sous le feu, à une centaine de kilomètres au nord.
Les putschistes sont dans une situation toujours plus difficile et ils décident de jouer le tout pour le tout. Première bombe dans le jardin du Parlement. Les députés cherchent l’abri mais il n’a jamais servi, même lors des coups d’Etat précédents. Nul ne sait où est la clé. On la trouve finalement, mais il n’y a pas d’électricité.
Vers 3 heures, les F-16 – arrivés de Diyarbakir (Sud-Est) –, engagés contre la guérilla kurde et équipés pour les bombardements nocturnes, frappent à nouveau. Au moins sept bombes touchent le bâtiment. Un autre avion lance une roquette sur le palais présidentiel. Mais les jeux sont faits. Venus d’Eskisehir, des F-4 bombardent la base d’Akincilar, le quartier général rebelle, et rendent la piste inutilisable.
A l’assaut des chars
Après l’appel lancé par le chef de l’Etat, dans tout le pays, les imams se mettent à psalmodier la salat, un chant funéraire qui est aussi un appel à la mobilisation des croyants. L’ordre émane de la Direction aux affaires religieuses qui gère le réseau des imams, lesquels sont en Turquie des fonctionnaires d’Etat.
Répondant à l’appel lancé du haut des minarets, les partisans du président prennent la rue. Deux heures après l’intervention de M. Erdogan, une foule tente de franchir à pied le pont Fatih-Sultan-Mehmet, bravant l’interdiction des militaires. Les appelés tirent et dix-huit personnes sont blessées. Un homme et son fils de 16 ans sont tués. Il s’agit du publicitaire Erol Olçak, un ami de longue date du président Erdogan, connu pour avoir mené la plupart des campagnes électorales de l’AKP.
Aux premières lueurs de l’aube, le coup d’Etat a échoué. Les jeunes appelés, mains en l’air, se rendent à la police. Sur le pont Fatih-Sultan-Mehmet, la foule réclame vengeance. Les militaires sont frappés à coups de pied, de ceinture, de couteau, sous les yeux des policiers impuissants. Plusieurs soldats – on parle de cinq – sont lynchés. -Bulent Kilic, le photographe de l’AFP, présent sur le pont à ce moment-là, témoigne : » J’ai vu un simple soldat être attaqué à coups de pied et de couteau. Il était déjà mort. Autour de lui, des gens criaient : “Jetez-le par-dessus le pont. ”Alors un type m’a arraché mon casque et m’a frappé avec. D’autres ont commencé à me frapper aussi. “Jetez-le par-dessus le pont”, ai-je entendu dire. J’ai pensé qu’ils allaient me tuer. »
Sur la place Taksim, dans la partie européenne de la ville, où des soldats et des chars ont aussi été déployés, des centaines de personnes tentent de résister. C’est en ce lieu, hautement symbolique, que s’étaient rassemblés les opposants à Recep Tayyip -Erdogan (alors premier ministre) au printemps 2013 pour dénoncer un projet immobilier voulu par la municipalité.
Sur Taksim, la foule, en rage, vitupère contre les soldats : » Regagnez vos bases ! Nous ne voulons pas de vous ici ! » Paniqués, les appelés tirent en l’air puis dans le tas. Les manifestants se mettent à courir. De violents accrochages entre loyalistes et putschistes ont lieu un peu plus loin, à Harbiye, autour de l’immeuble de la radio, il y a trois morts. Des chasseurs survolent les immeubles au plus près, dans un bruit assourdissant.
Le triomphe d’Erdogan
Samedi, des centaines de soldats se -rendent aux forces de sécurité. L’acte final s’est joué sur les coups de 4 heures du matin à l’aéroport Atatürk d’Istanbul, où l’avion du président Erdogan a atterri. A ses partisans, nombreux à être venus l’accueillir, il déclare : » Ce soulèvement est un don de Dieu. Il nous aidera à nettoyer l’armée de ses éléments factieux. » Le cerveau de la conspiration est alors désigné, il s’agit du prédicateur Fethullah Gülen et des membres de sa confrérie.
La population est félicitée pour être » descendue par millions » dans la rue. Une consigne : » Rester maître des rues « , car » un nouvel accès de fièvre est toujours possible « , écrit le numéro un turc sur son compte Twitter un peu plus tard. Le hashtag » Nous sommes les vigies » (#nöbetteyiz) est un succès sur Twitter. Ironiquement, il a été emprunté à l’opposition. Au printemps 2013, il avait servi de cri de ralliement aux opposants de M. Erdogan, rassemblés autour du parc Gezi, sur la place Taksim.
Depuis la nuit tragique, les appels des imams n’ont jamais cessé. Chaque soir, la salat retentit du haut des minarets, tandis que les militants de l’AKP occupent durablement les places des grandes villes. » Cette marche doit continuer, avec la bénédiction de Dieu, jusqu’à la dernière annonce que je vous ferai « , a dit M. Erdogan, le 22 juillet, en sortant de la mosquée de son gigantesque palais présidentiel, à Ankara. Le triomphe du chef de l’Etat n’a pas de limites. Pour la première fois, l’opposition kémaliste du CHP, les ultranationalistes du MHP, le parti prokurde HDP se sont ralliés à sa cause.
Une vague de purges sans précédent est -déclenchée, avec arrestations, tabassages, -dénonciations, confessions. Ce sont 10 000 militaires, membres des services, magistrats qui sont ainsi arrêtés ; par ailleurs, 58 000 fonctionnaires sont mis à pied, les universitaires ont interdiction de quitter le territoire, plus de 10 000 passeports de service sont annulés. Les arrestations se font d’après des listes préétablies. Des mandats d’arrêt ont été délivrés contre 42 journalistes.
Samedi, le premier décret de l’état d’urgence a été publié au Journal officiel. Il prolonge le délai de garde à vue à trente jours (au lieu de quarante-huit heures), ordonne la fermeture de 1 125 associations, de 35 hôpitaux, de 15 universités, de 19 syndicats, de 934 écoles dont les biens sont confisqués. Sorti de l’épreuve en héros, le président turc se fait désormais appeler » généralissime « .