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Le Monde, le 13/02/2018
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Manifestation de soutien au directeur turc d’Amnesty International, Taner Kilic, détenu sous l’accusation de soutien au mouvement Gülen, à Berlin, le 7 février. PAUL ZINKEN / DPA / AFP
Accusé d’appartenir au réseau du prédicateur Fethullah Gülen, le cerveau du putsch, selon les autorités turques, le policier Kürsat Cevik comparaît mardi 13 février. Son épouse, franco-irlandaise, se bat depuis la France pour prouver son innocence.
La vie sans nuage d’Elaine Ryan, mère de famille franco-irlandaise de 37 ans, s’est assombrie après le putsch raté du 15 juillet 2016, lorsque son mari turc, Kürsat Cevik, commissaire de police, a été arrêté avec une quinzaine de ses collègues.
Accusé d’appartenir à  « une organisation terroriste armée » (le réseau du prédicateur Fethullah Gülen, le cerveau du putsch, selon les autorités turques), Kürsat Cevik a été incarcéré à la prison de Sanliurfa, non loin de la frontière syrienne, où il partage une cellule prévue pour dix avec vingt-quatre autres prisonniers. La dernière audience de son procès aura lieu mardi 13 février.
Elaine ne sera pas présente, « l’ambassade de France me l’a déconseillé ». Rentrée en France avec leurs deux enfants en bas âge, elle a très peu de contacts avec son conjoint. Pas de correspondance, c’est interdit. Ils se parlent dix minutes chaque quinze jours par téléphone.
Comme la plupart des 50 000 personnes arrêtées depuis le coup d’Etat manqué, l’officier de police est accusé d’avoir chargé sur son portable l’application mobile ByLock, décrite par Ankara comme l’outil de communication des conjurés du 15 juillet, ce qu’il nie.
La justice maintient l’accusation alors qu’« en dix-huit mois d’instruction, le procureur n’a pas pu apporter une seule preuve allant dans ce sens », déplore Elaine, qui se bat depuis la France pour prouver l’innocence de son époux.
« En deux ans, il a été muté sept fois »
Avoir l’application sur un téléphone suffit-elle à faire de son détenteur un putschiste ? Tous les doutes sont permis, surtout depuis que le parquet d’Ankara a reconnu, le 27 décembre 2017, que ByLock pouvait être installée sur un smartphone à l’insu de son propriétaire. C’est le cas pour 11 480 téléphones portables, reconnaît le parquet.
Par ailleurs, ByLock est une preuve seulement « s’il est établi techniquement et de façon irréfutable que la communication a eu lieu dans le cadre de l’organisation [le mouvement Gülen] », a statué la Cour suprême en juin 2017. Débordés, soumis aux pressions politiques, les tribunaux n’en tiennent pas compte. Les dossiers d’accusation sont tous bâtis sur le même modèle.
« Dans ce genre d’affaires, les procès-verbaux d’interrogatoires comportent sept questions-type systématiquement posées à l’accusé », explique une avocate soucieuse d’anonymat. Avoir eu ByLock sur son téléphone portable, un compte à la banque Asya, des enfants scolarisés dans les écoles du réseau Gülen, une bourse d’études pour une université étrangère, sont autant d’éléments à charge.
La bourse d’études obtenue en 2008 par Kürsat Cevik, officier de police bien noté qui mena à bien une thèse de doctorat à l’université de Nottingham en Grande-Bretagne, est une tache noire dans son dossier. Proposées alors de façon tout à fait légale aux policiers, ces bourses, constatent aujourd’hui les juges, étaient « monopolisées par les membres du FETÖ », selon l’acronyme utilisé par les autorités pour désigner le mouvement gülen.
RECEP TAYYIP ERDOGAN, ALORS PREMIER MINISTRE, ET FETHULLAH GÜLEN, L’IMAM TURC INSTALLÉ EN PENNSYLVANIE,
FURENT LONGTEMPS LES MEILLEURS ASSOCIÉS AVANT DE DEVENIR LES PIRES ENNEMIS
« Les purges ont visé essentiellement des personnes éduquées qui, pour la plupart, avaient fait des études dans des universités étrangères. Les collègues de mon mari les plus diplômés sont aujourd’hui derrière les barreaux », assure Elaine. Avant de partir à l’étranger, l’officier travaillait à direction pour la lutte contre le crime organisé (KOM) à Ankara mais à son retour en Turquie, il en a été écarté.
Cette direction était notoirement l’une des plus noyautées par le mouvement Gülen. Réelle, l’infiltration des organes de police et de justice par le mouvement a eu lieu avec le plein aval du gouvernement islamo-conservateur. Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, et Fethullah Gülen, l’imam turc installé en Pennsylvanie (Etats-Unis), furent longtemps les meilleurs associés avant de devenir les pires ennemis. En 2013, leur alliance vole en éclats.
C’est à ce moment-là que Kürsat Cevik rentre au pays. « Les purges ont commencé. En deux ans, il a été muté sept fois », raconte Elaine, certaine que son mari n’a jamais été güleniste.
Un verdict inversé après un tweet du gouvernement
Elle a frappé à toutes les portes, en vain. « Les avocats qui acceptent de défendre des accusés gülenistes demandent des honoraires exorbitants. J’ai tenté d’en trouver par le biais d’ONG, mais je n’ai reçu aucun soutien car mon mari est officier de police, et, en Turquie, les ONG se consacrent à la défense des militants des droits de l’homme et à celle des Kurdes. »
En avril 2017, le groupe de travail sur les détentions arbitraires des Nations unies (WGAD) a qualifié le cas de son mari d’« arbitraire ». Ankara est restée sourde à cette exhortation.
« En représailles, les médias pro-gouvernementaux ont accusé Kürsat d’être un espion français. »
Vers qui se tourner ? La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a vu les requêtes venues de Turquie augmenter de 276 % en 2016, a déclaré irrecevables les dossiers liés à l’état d’urgence imposé après le putsch raté. Le requérant doit d’abord épuiser les voies de recours internes. La Cour constitutionnelle turque en est une, ou plutôt elle l’était avant le 4 février.
Ce jour-là , ses juges ont ordonné le maintien en prison des journalistes Mehmet Altan (66 ans) et Sahin Alpay (73 ans), en détention provisoire depuis 2016. Le 11 janvier, les mêmes juges s’étaient prononcés pour leur remise en liberté. Il aura suffi d’un tweet de Bekir Bozdag, le porte-parole du gouvernement, dénonçant « un mauvais verdict », de la part d’une Cour ayant « outrepassé ses pouvoirs législatifs et constitutionnels », pour que la décision soit inversée dans le sens voulu par le pouvoir politique.
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