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Le Monde, le 19/03/2018
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante) et Allan Kaval
L’armée et ses supplétifs syriens se sont emparés, dimanche, de la localité. Les combats de rue annoncés n’ont pas eu lieu, les forces kurdes s’étant retirées.
L’armée turque et ses supplétifs syriens ont pris le contrôle de la ville d’Afrin, dans l’enclave kurde du même nom, dans le nord-ouest de la Syrie, dimanche 18 mars. La prise de la localité intervient au 58e jour de l’offensive turque vouée à déloger la milice kurde des Unités de protection du peuple (YPG), décrite comme « terroriste » par Ankara. Honnies par les autorités turques pour leur affiliation aux rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), les YPG sont les meilleurs alliés des Etats-Unis et de la coalition internationale dans la lutte menée contre l’organisation Etat islamique (EI) dans l’est de la Syrie.
Des supplétifs de l’armée turque célèbrent leur victoire, dans la ville d’Afrin, le 18 mars. KHALIL ASHAWI / REUTERS
Dès dimanche matin, des correspondants de l’Agence France-Presse (AFP) à Afrin ont constaté la présence de chars et de drapeaux turcs dans plusieurs quartiers de la ville. Les membres des groupes armés syriens, utilisés en renfort de l’armée turque, ont fait circuler sur les réseaux sociaux les images de leur conquête. Une photographie, largement diffusée, montrait un bâtiment officiel de l’administration d’Afrin coiffé d’un drapeau turc. Un deuxième, tendu au balcon, était flanqué d’une bannière de l’opposition syrienne.
Issus de la rébellion armée, nombre des combattants syriens utilisés pour cette opération partagent une idéologie islamiste. Certains reprennent à leur compte les signes extérieurs prisés des djihadistes : barbes longues, pantalons au-dessus de la cheville, index levés en l’air pour proclamer l’unicité de Dieu… Une image, relayée dimanche, a résumé leurs méthodes : celle de la statue du héros mythologique kurde Kawa, qui ornait jusqu’ici un rond-point de la ville, jetée à terre et défigurée.
Un membre d’une faction de l’Armée syrienne libre tient un drapeau au dessus d’une statue kurde renversée, à Afrin, le 18 mars. KHALIL ASHAWI / REUTERS
« Ils sont arrivés à l’aube, marchent dans les rues en vainqueurs, arrachent nos drapeaux. On craint qu’ils nous pillent, qu’ils volent les voitures, qu’ils vident les maisons. On ne pourra rien leur dire », déplore un habitant d’Afrin. Resté dans la cité et à présent calfeutré chez lui avec les siens, il a pu être joint par la messagerie en ligne WhatsApp et demande à rester anonyme, de peur d’être identifié par les combattants syriens qui ont pris le contrôle de la localité. Dimanche soir, l’AFP faisait état de pillages à grande échelle des magasins, des véhicules, du bétail et des effets personnels de ceux qui avaient quitté la ville.
Poursuite de la lutte par d’autres moyens
La résistance et les combats de rue annoncés n’ont pas eu lieu. Les forces kurdes ont quitté Afrin, en laissant derrières elles les derniers civils qui n’avaient pas fui auparavant. « Cela fait deux jours que les YPG ont commencé à abandonner la ville », rapporte un habitant joint par WhatsApp. Dès l’arrivée de l’armée turque et de ses milices dans les premiers quartiers, la cité leur était ouverte. Des responsables kurdes ont reconnu que les forces vouées à défendre la localité s’étaient repliées.
Des supplétifs de l’armée turque pillent des commerces après la prise de contrôle de la ville à majorité kurde d’Afrin, le 18 mars. BULENT KILIC / AFP
« Se retirer d’une bataille n’est pas perdre la guerre (…) », déclarait sur son compte Twitter Salih Muslim, personnalité kurde syrienne de premier plan et ancien chef du Parti de l’union démocratique (PYD), la principale incarnation en Syrie du mouvement kurde.
Dans une déclaration à la presse, les autorités du canton d’Afrin ont annoncé la poursuite de la lutte par d’autres moyens. « L’occupation turque » implique le passage de la confrontation directe à une « nouvelle phase » dans les combats, une guérilla censée aboutir à la reprise de la localité, a déclaré à cette occasion un responsable de l’administration civile, Othman Cheikh Issa :
« Nos forces seront un cauchemar constant pour eux. »
Aide humanitaire encore insuffisante
A ce stade pourtant, les populations civiles restées dans Afrin et déplacées dans les environs vivent un drame. Avant l’intervention, elle était l’unique région de Syrie à avoir été épargnée par la guerre et ses destructions. « La plupart des gens sont partis vers les villages situés autour d’Afrin ou vers les endroits contrôlés par le régime », rapporte un habitant, joint par WhatsApp. D’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), près de 300 civils auraient perdu la vie dans l’opération menée par la Turquie.
Des civils kurdes quittent la ville d’Afrin à bord d’un camion, le 18 mars. KHALIL ASHAWI / REUTERS
Des dizaines de milliers d’habitants avaient commencé à quitter la ville dès la semaine dernière, parfois à pied. L’OSDH évalue le nombre de déplacés venus de toute l’enclave à 250 000 personnes. Les Nations unies ont enregistré 98 000 déplacés en dehors du secteur d’Afrin. Pour les civils jetés sur les routes, l’aide humanitaire ne s’est pas encore matérialisée à un niveau suffisant. A terme, les acteurs humanitaires présents dans les zones contrôlées par les forces kurdes dans le nord-est du pays se préparent à recevoir plus d’une dizaine de milliers d’exilés.
Leur crainte est que ceux-ci arrivent de tous côtés. « Un accord des Kurdes est possible avec le régime qui tient les voies d’accès vers les territoires du nord-est en vue du transfert des populations déplacées. Mais l’administration kurde n’a pas encore de vision claire sur ce qui va se passer. »
Instrument de reconquête de l’électorat
La prise de la ville tombe à point nommé pour le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui a fait de cette offensive un instrument de reconquête de l’électorat, au moment où sa popularité stagne, à dix-huit mois de l’élection présidentielle prévue pour novembre 2019.
Dimanche matin, il a été le premier à clamer la victoire depuis la ville de Canakalle dans les Dardanelles (ouest du pays), où il se trouvait dans le cadre du 103e anniversaire de la victoire de l’Empire ottoman sur les alliés occidentaux qui voulaient s’emparer d’Istanbul en 1915. « La plupart des terroristes ont fui, la queue entre les jambes. Nos forces spéciales et les membres de l’Armée syrienne libre nettoient ce qu’il en reste ainsi que les engins piégés laissés derrière eux », a-t-il déclaré.
Des soldats turcs se rassemblent dans la ville syrienne d’Afrin après en avoir chassé les forces kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), le 18 mars. OMAR HAJ KADOUR / AFP
Jusqu’où ira l’armée turque ? A maintes reprises, M. Erdogan a menacé d’étendre l’offensive plus à l’est, vers la ville de Manbij, où des troupes américaines sont stationnées aux côtés des YPG. Déterminé à éradiquer les miliciens kurdes, Ankara brûle de repeupler les zones conquises avec les 3 millions de Syriens qui ont trouvé refuge sur son sol ces dernières années.
Lors de l’opération « Bouclier de l’Euphrate » (août 2016-mars 2017), réalisée avec l’aval de la Russie, la Turquie avait déjà mis la main sur une partie du territoire syrien, sur 90 kilomètres, de Djarabulus à Azaz. La prise d’Afrin, avec la bénédiction russe, lui permet d’étendre son contrôle sur une bonne moitié de la frontière – plus de 400 kilomètres sur 911 – ce qui renforce son poids dans les négociations avec ses partenaires russe et iranien en vue du partage de la Syrie en zones d’influence.
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