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Orient Le Jour, le 29/06/2020
Par Soulayma MARDAM BEY
L’enjeu des ressources gazières complique et aggrave les relations de la Turquie avec ses voisins.
Seule contre tous mais plus déterminée que jamais. En Méditerranée orientale, la Turquie tire tous azimuts depuis un an pour s’assurer une place de choix dans la partition des ressources énergétiques offshore. Confrontée à une coalition d’États rivaux incluant la Grèce, Chypre, Israël et l’Égypte, elle montre les muscles sur tous les fronts.
En novembre 2019, elle avait ainsi nargué Athènes et Nicosie en signant avec le gouvernement national de transition libyen (GNA) un accord qui délimite des frontières maritimes bilatérales mais empiète sur les zones exclusives grecques et chypriotes et sape le projet de pipeline EastMed liant Nicosie, Le Caire et Israël.
En partie pour remercier Tripoli de ses « largesses », Ankara est intervenu militairement aux côtés du GNA, à partir de décembre 2019, dans le conflit qui l’oppose au maréchal Khalifa Haftar, soutenu par l’axe égypto-saoudo-émirati et plus indirectement par la France. La Turquie joue le tout pour le tout, brave l’embargo sur les armes, fait don de ses mercenaires syriens et de ses conseillers militaires, avec à la clé des gains inespérés sur le terrain.
Au large des côtes chypriotes, Ankara joue sur tous les tableaux, à la fois en attaque et en défense, entravant l’exploration de gaz par des sociétés privées un jour, lançant ses propres missions de forage le lendemain. « En Méditerranée en ce moment, on ne voit que des bateaux turcs », confiait il y a peu un diplomate occidental à L’Orient-Le Jour. Ce volontarisme est conforme à la doctrine de la « patrie bleue », conçue par des généraux hostiles à l’OTAN. Pour devenir une puissance régionale incontournable, il faut bomber le torse et ne pas hésiter à convoquer la mémoire de l’empire ottoman pour motiver ses desseins.Cet activisme en mer répond à des ambitions à la fois économiques et diplomatiques. « L’enjeu central pour la Turquie est de revendiquer une vaste zone économique exclusive en Méditerranée orientale », résume Ryan Gingeras, spécialiste de la Turquie et professeur au sein du département des affaires de sécurité nationale à la Naval Postgraduate School. « Ankara vise à tester les limites de l’acceptation par la région de ses intérêts territoriaux en Méditerranée. Pour le moment, il n’a eu affaire qu’à une opposition limitée ». Le gaz est la première ressource énergétique consommée dans le pays. Hors de question pour Ankara de rester sur la touche. Mais la géographie ne joue pas en sa faveur. Non loin de son littoral se trouvent une multitude d’îles grecques qui sont autant d’obstacles à la grande zone économique qu’elle convoite. Pour en venir à bout, la Turquie n’hésite pas à raviver des contentieux historiques toujours en cours et invoque ses droits sur la partie nord de Chypre, pays membre de l’UE, au risque de provoquer la colère des Européens et d’envenimer un peu plus ses relations au sein de l’OTAN.
Quels alliés ?
Les appétences turques sont gênées par l’affermissement progressif d’un front commun réunissant le bloc des quatre ainsi que des compagnies énergétiques françaises et italiennes pour mieux maîtriser l’émergence d’un marché du gaz régional à travers une coopération accrue en Méditerranée. Petit à petit, le groupe s’élargit, intègre l’Italie, la Jordanie et la Palestine et se constitue formellement au Caire, en janvier 2019, par la création du Forum du gaz de la Méditerranée orientale. La Turquie n’est pas de la partie. Ultime camouflet, la coalition reçoit le soutien des États-Unis, allié d’Ankara, mais avec qui les relations se sont progressivement tendues, notamment à la faveur du rapprochement russo-turc sur de nombreux dossiers régionaux.
L’agressivité turque est une réponse à ce qu’Ankara perçoit comme une menace contre ses intérêts stratégiques, à plus forte raison depuis que le Forum a étendu son mandat à la coopération sécuritaire régionale et à l’organisation d’exercices militaires conjoints aux alentours de Chypre. Non seulement aux prises avec ses ennemis de toujours, la Turquie doit désormais composer aussi avec de nouveaux adversaires : l’Égypte qu’elle affronte militairement sur le terrain libyen et Israël dont elle condamne régulièrement la politique pour mieux séduire l’opinion publique arabe. Un axe hostile qui fait évidemment les affaires de Riyad et d’Abou Dhabi, engagés dans un bras de fer avec Ankara au Moyen-Orient.
Les relations de la Turquie au sein de l’OTAN n’ont par ailleurs jamais été aussi rudes. Sous sanctions européennes du fait de ses activités au large des côtes chypriotes, Ankara fait aussi l’objet d’une enquête au sein de l’Alliance transatlantique depuis qu’une frégate turque a tiré, le 10 juin, des coups de semonce contre un bâtiment français sous pavillon de l’OTAN. Cet épisode s’inscrit dans un contexte marqué depuis mai par des actions répétées de bateaux turcs sous pavillon de l’OTAN contre des navires français et grecs sous pavillon de l’OTAN et de l’UE alors que ces derniers effectuent des missions de contrôle maritime visant à empêcher l’exportation illégale d’armement en Libye.
« En recourant au hard power, Ankara veut que le camp antiturc en Méditerranée orientale reconnaisse qu’il n’imposera pas sa vision concernant la manière dont les ressources doivent être attribuées, car le plan de partage que soutiennent ces pays va à l’encontre de ses intérêts nationaux », commente Sinan Ulgen, président du Centre d’études économiques et de politique étrangère (EDAM) basé à Istanbul et chercheur invité au Carnegie Europe. « Mais ultimement, l’objectif est de convaincre ces pays d’arriver à une résolution politique avec la Turquie sur la manière dont ces ressources seront partagées. C’est la toile de fond pour l’usage du hard power », poursuit-il.
Preuve en est, la Turquie a d’ores et déjà tendu la main à Israël et à l’Italie en vue de s’accorder sur des alternatives en mer dont elle pourrait profiter économiquement. « Une meilleure diplomatie turque dans la région devrait aller vers plus de multilatéralisme et la construction de ses propres alliances », résume M. Ulgen. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a beau vouloir se rengorger face aux Occidentaux, il a, à maintes reprises par le passé, su faire preuve de pragmatisme. Pour l’heure, il sait que ses gains en Méditerranée sont conditionnés par une victoire finale du GNA en Libye. Le Reïs est aussi conscient que l’UE, parce que la Grèce et Chypre en font partie et parce qu’en théorie les négociations en vue d’une adhésion d’Ankara sont toujours en cours, est peut-être la plus apte à pouvoir établir les conditions d’un dialogue autour d’une sortie – ou tout du moins d’une atténuation – de crise.
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