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Le Vif – 25/05/2015
Elif Shafak s’est imposée comme une auteure majeure en Turquie. L’architecte du sultan (Flammarion) nous renvoie à la Turquie d’aujourd’hui, à l’autoritarisme présumé du président Erdogan, la progression de l’islamisme, la non-reconnaissance du génocide arménien…
Le Vif/L’Express :Un de vos personnages affirme que « les femmes ne peuvent pas cacher leurs sentiments parce qu’elles sont faibles ; elles ont de la chance de pouvoir se cacher derrière leur voile ». La condition de la femme a-t-elle fondamentalement changé dans la Turquie d’aujourd’hui ?
Elif Shaffak : En Turquie comme dans beaucoup de pays musulmans, de plus en plus de femmes portent le voile. Il faut en débattre. Pour autant, bannir le foulard ne me paraît pas être la solution. Car cela provoquerait un contrecoup violent. En revanche, il faut favoriser l’émergence des femmes dans l’espace public dominé par les hommes alors que les femmes sont repoussées dans la sphère privée. Peu importe que ce soit avec leur foulard ou avec leur minijupe, l’important est que les femmes pénètrent l’espace public. Trop de politiciens nous disent encore comment nous devons vivre.
Cette tendance s’est-elle amplifiée depuis l’accession au pouvoir du Parti islamiste pour la justice et le développement (AKP) ?
Oui, en particulier Recep Tayyip Erdogan quand il était Premier ministre (NDLR : il est aujourd’hui président, des élections législatives ont lieu le 7 juin). Il a encouragé les femmes à avoir trois enfants. Certains dirigeants ont dit ne pas croire en l’égalité des genres et d’autres ont même recommandé aux femmes de ne pas rire de façon trop expansive en public… Or, quand des leaders politiques véhiculent ce type de message, beaucoup d’hommes turcs, qui les voient comme des modèles, les imitent. Résultats : les violences domestiques ont augmenté depuis dix ans, parmi lesquelles les meurtres à caractère sexuel dont le nombre a triplé…
Pourtant, les dirigeants de l’AKP sont réélus depuis quelques années…
La Turquie est une société extrêmement polarisée, entre ceux qui éprouvent une véritable dévotion à l’égard du gouvernement et ceux qui lui vouent de la haine. Auparavant, des personnalités parvenaient encore à jeter des ponts. Plus aujourd’hui. Depuis les événements du parc Gezi en 2013 (NDLR : des manifestations contre le projet de destruction d’un parc d’Istanbul au profit d’un centre commercial débouchent sur une vaste contestation de l’autoritarisme présumé du Premier ministre Erdogan), la polarisation s’est encore accrue. Le langage de l’AKP divise. La Turquie a perdu la culture de la coexistence. On peut très bien voter de manière différente tout en partageant des valeurs communes : démocratie, Etat de droit, séparation des pouvoirs, liberté d’expression, liberté de la presse, droits de l’homme, droits de la femme… Cela a disparu. Donc, on se retrouve avec des ghettos à l’intérieur du même pays.
Comment expliquez-vous qu’il soit si problématique pour la Turquie de reconnaître le génocide arménien de 1915 ?
Beaucoup de gens sont obsédés par les mots. Plus intéressés par eux que par la réalité qu’ils représentent. Je ne veux pas débattre du nombre de tués, des mots ou des concepts ; je veux reconnaître une tragédie humaine massive qui s’est passée au coeur de l’Anatolie en 1915. Il est temps de nous remémorer celle-ci ensemble et de partager notre chagrin.
Quelle place voyez-vous pour les minorités dans le monde musulman quand on observe le sort qu’il leur est réservé en Irak et en Syrie ?
Nous subissons encore au Moyen-Orient les conséquences des interrogations du XIXe siècle sur le nationalisme, l’Etat-nation, la place de la religion… Les minorités sont un baromètre du niveau de la démocratie. En Turquie, les politiciens croient que la démocratie est le « majoritarisme » (NDLR : terme anglo-saxon pour définir une forme de dictature de la majorité) : la majorité obtenue dans les urnes leur donnerait la légitimité pour faire ce qu’ils veulent. La démocratie n’est pas le « majoritarisme ». La démocratie, c’est la coexistence, le pluralisme, la séparation des pouvoirs, les règles de droit… On juge la qualité d’une démocratie au niveau du bien-être de ses minorités, pas de celui de sa majorité. La situation des minorités en Turquie n’est pas bonne. C’est le cas dans la plupart des pays du Moyen-Orient.
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