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Le Monde, le 02/04/2019
La défaite du président turc peut-elle l’obliger à changer de politique ? L’opposition est-elle assez forte pour le bousculer ? Notre journaliste Marie Jégo a répondu à vos questions sur les élections municipales en Turquie.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a essuyé lundi 1er avril une défaite sévère aux élections municipales tenues la veille, perdant les villes d’Istanbul et Ankara. A Istanbul, le candidat de l’opposition Ekrem Imamoglu a conquis la mairie au détriment de Binali Yildirim, le « poulain » d’Erdogan. Outre une économie en berne, le Parti de la justice et du développement (AKP) s’est heurté à un front uni de l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche) et le Bon Parti (IYI, droite nationaliste) présentant un candidat commun dans les grandes villes. Marie Jégo, correspondante du Monde en Turquie, a répondu aux questions des internautes.
Gilles : quelles sont les prochaines échéances électorales ? Erdogan peut-il y perdre le pouvoir ?
Marie Jégo : Les prochaines élections législatives et présidentielle auront lieu en 2023. Le président Erdogan sera candidat, bien sûr. Pour le moment, il a subi un revers aux municipales, mais il reste tout-puissant, surtout depuis son intronisation en tant qu’hyperprésident après sa victoire à la présidentielle du 24 juin 2018, avec 52 % des voix. Il contrôle tout l’appareil d’Etat, il est le commandant en chef de l’armée, il a la main sur le pouvoir judiciaire, il décide de la politique économique, et il contrôle le gouvernement qui n’a plus à rendre compte au Parlement, devenu une simple chambre d’enregistrement depuis la réforme constitutionnelle mise en place en 2018.
Clément : est-ce que le revers électoral vécu par Recep Tayyip Erdogan peut infléchir sa politique intérieure vers plus d’ouverture politique ou, à l’inverse, risque-t-il de glisser vers une dérive autoritaire encore plus importante ?
M. Jé. : C’est toute la question. M. Erdogan et son parti sauront-ils tirer les enseignements du message qui leur a été adressé par l’électorat des grandes villes ? Le Parti de la justice et du développement (AKP) reste le premier parti de Turquie, avec 44 % des voix au niveau national pour les municipales. Il est vrai que l’AKP était allié, pour ce scrutin, au parti de l’Action nationaliste (MHP, ultranationaliste) ce qui minimise ses gains, même si la base de l’AKP reste solide, surtout dans les villes d’Anatolie et de la mer Noire. Toutefois la perte des deux villes les plus importantes du pays est un sérieux avertissement pour l’AKP, et Erdogan, qui en a repris la tête en 2018.
Brindy : cette victoire de l’opposition signifie-t-elle qu’il reste une once de démocratie en Turquie, ou bien est-ce un écran de fumée ?
M. Jé. : Non, il ne s’agit pas d’un écran de fumée. Ce scrutin, avec un vrai suspense à Istanbul la nuit du comptage, a prouvé qu’il y avait une réelle concurrence, quand bien même le processus électoral est de plus en plus confisqué par l’AKP, qui mobilise les ressources considérables de l’Etat et toute l’agressivité possible pour décrédibiliser ses adversaires politiques. Les institutions ont prouvé leur résilience, la Commission électorale, mise en garde par Ekrem Imamoglu, le candidat de l’opposition à Istanbul, a finalement dénoncé les agissements fallacieux de l’agence officielle de presse Anatolie, qui publiait des résultats fictifs. Le lendemain du scrutin, son président a reconnu qu’Imamoglu était en tête.
La pratique de laisser Anatolie donner les résultats est bizarre, et surtout illégale. Imaginez qu’à l’issue d’une élection en France, l’Agence France-Presse dévoile les résultats sur toutes les chaînes de télévision alors que le dépouillement des votes n’est pas terminé !
Clément : y a-t-il eu des réactions de l’Union européenne (UE) à la suite des élections turques ? Doit-on s’attendre à une évolution des relations de Recep Tayyip Erdogan avec l’UE ?
M. Jé. : Non pas de réaction de Bruxelles à ce jour. Il est vrai qu’il s’agit d’un scrutin municipal, donc, du point de vue européen, sans enjeu national et qui ne devrait pas peser sur la politique étrangère de la Turquie.
Des analystes assurent que la rhétorique antioccidentale, antieuropéenne du président Erdogan va cesser, qu’elle n’était qu’un outil de propagande utilisé à des fins électorales. Comme les prochaines élections auront lieu en 2023, certains espèrent une accalmie, voire une amélioration des relations avec les alliés traditionnels de la Turquie, l’Union européenne et les Etats-Unis. Il me semble que c’est faux. Le ressentiment envers l’Occident est dans les gènes de l’AKP, qui en fait désormais son étendard, et ça ne va pas s’arrêter demain. Plus l’économie décline, plus ce discours est utilisé.
Nadim : cette opposition formée de plusieurs fronts pourra-t-elle avoir les moyens de mener des politiques cohérentes, d’autant plus que nombre d’opposants sont encore dans les geôles de l’AKP ?
M. Jé. : L’opposition est très mal en point. Elle est faible et ses moyens sont limités, mais le plus important, c’est qu’elle sait faire preuve de sagesse. On l’a vu le soir de l’élection, quand Kemal Kiliçdaroglu, le secrétaire général du CHP (Parti républicain du peuple, opposition laïque) a dit que son parti allait travailler en coopération avec le pouvoir en place pour le bien du pays. Il y a urgence. “Il y a le feu dans les cuisines des ménages turcs”, a-t-il déclaré, faisant allusion à la perte de pouvoir d‘achat des familles turques (30 %), affectées par l’inflation (20 %), surtout sur les produits alimentaires, du jamais-vu en dix-sept ans de pouvoir de l’AKP.
Gabin Bertrand : je m’interroge sur l’électorat kurde, qui semble avoir voté à Istanbul et Ankara essentiellement pour les candidats de l’opposition. Ceci ne montrerait-il pas que les principaux enjeux de la Turquie d’aujourd’hui touchent plutôt aux questions économiques et de pouvoir d’achat plutôt qu’aux questions identitaires, au « problème kurde » ou encore aux symboles, tels le port du voile ?
M. Jé. : Vous avez raison. Les difficultés économiques – l’économie turque est entrée en récession pour la première fois depuis 2009 – sont un sujet de préoccupation majeure pour les Turcs, et cela est ressorti lors de ce scrutin. D’autres problèmes ont été mis en avant par les électeurs que j’ai rencontrés : l’éducation, l’environnement – pas d’espaces verts à Istanbul, mais des arbres en pots ! –, la liberté d’expression, le problème kurde.
Malgré la criminalisation du HDP, le parti prokurde, dont 53 militants – et un candidat – ont été arrêtés à la veille du scrutin et dont les dirigeants, les députés (dix), les maires (près de cent) sont en prison, ses votes ont compté. Le parti a été déterminant, car ses partisans ont donné leur voix aux candidats de l’opposition républicaine à Ankara et Istanbul. On dit d’Istanbul qu’elle est la plus grande ville kurde du pays et c’est vrai. Comme le HDP ne présentait de candidats ni à Istanbul ni à Ankara, consigne a été donnée de voter en faveur du candidat unique de l‘opposition, une alliance entre le CHP et Le Bon parti (IYI, droite nationaliste), ce qui a favorisé la déroute des candidats AKP, dans les grandes villes surtout.
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